Après une période d’absence longue de cinq ans, entre 2008 et 2013, plus rien n’arrête désormais Kiyoshi Kurosawa qui enchaîne les projets à vitesse grand V, avec un égal bonheur d’inspiration. Quelques mois seulement après le thriller Creepy, l’un des sommets de sa carrière, puis l’escale française aux tonalités plus feutrées du Secret de la chambre noire, il réussit encore à surprendre en adaptant une célèbre pièce de théâtre japonaise des années 2010 de la compagnie Ikiume, maintes fois jouée, publiée ensuite par épisodes dans un magazine, puis sous forme de roman.
Drôle de sujet : des extraterrestres envahissent la terre et assoient leur emprise sur les hommes en leur volant les concepts qui sous-tendent chaque mot. Un patron d’entreprise, par exemple, pense au sens du mot « travail », eh bien il suffit d’un geste de la main pour l’hypnotiser et lui dérober le concept. Et on retrouvera le patron, pour qui le mot « travail » ne signifie désormais plus rien, en train de jouer dans ses bureaux avec des avions en papier. Si la disparition, l’évanouissement, la perte de soi ont toujours été traités dans les grands films de fantômes du réalisateur de Kaïro à Vers l’autre rive, jamais il ne l’avait abordé comme ici, c’est-à-dire à la façon d’une comédie bouffonne et ubuesque.
Le film est d’une drôlerie surprenante : des extraterrestres, grimés en hommes à la manière des Body Snatchers ou des Envahisseurs, interrogent ainsi un policier sur la manière dont il entend le concept de « moi-même », ce qui plonge ce dernier dans un abîme d’interrogations sur ses frustrations, les diplômes qu’il n’a pas passés… Pour réussir leur entreprise, les extraterrestres se servent de guides censés les aider et leur montrer l’humanité. Certains emploient ainsi un journaliste zélé qui, se souciant au fond peu du sort de l’humanité, souhaite absolument faire un reportage sur la fin du monde que de nombreux faits troublants semblent annoncer. Kurosawa joue sur des registres variés : un fantastique du quotidien servi par la photo chaleureuse et douce de son habituelle collaboratrice Akiko Ashizawa (laquelle use de tout un tas de trouvailles comme de discrets halos lumineux colorés quand un individu perd un concept), une certaine théâtralité à la fois calme et absurde (on songe en particulier à la façon dont il joue sur les rideaux), et un vrai sens du burlesque avec des inventions proches du slapstick étonnantes et violentes. Un burlesque d’un genre très particulier qui éclate lorsque les extraterrestres attaquent leurs victimes ou quand, peu à peu, une foule devenue hagarde, privée de ses concepts, se transforme en troupeau de zombies étalés dans l’herbe, aux abords d’une ancienne base militaire américaine. Bref, Kurosawa reformule, avec d’autres moyens, ce qui est l’éternelle interrogation de son cinéma : qu’est-ce qui fonde l’humanité ? Qu’est-ce qui nous différencie – ou pas… – des spectres, zombies et autres créatures ? Tout cela pour aboutir au final le plus spectaculaire de l’oeuvre du Japonais, qui imagine à quoi pourrait ressembler la fin du monde.