Trois histoires. La grande des États-Unis, la fictive de Gabriel Rivages et la biographique de Richard Brautigan. Trois fils curieusement tissés sur trois plans différents qui s’emboîtent, entrent en résonnance, en coïncidence, d’où jaillissent des étincelles, sous la forme de petits textes à la Brautigan. Cent treize au total.
Mais qui est Richard Brautigan ? Pour « certains lecteurs » qui, comme le prévoit le narrateur, « ne connaissent rien de cet écrivain », c’était un poète et romancier américain, surnommé « le dernier des beatniks », acteur à sa façon de la contre-culture des années soixante.
Avec Mayonnaise, Éric Plamondon réussit un tour de force inouï. Il nous sensibilise à l’oeuvre de Brautigan par l’intermédiaire de Gabriel Rivages, la découvrant lui-même pas à pas. Au départ, grâce à une copine de fac. Mais, il « n’en garde pas un grand souvenir ». Et puis, il y vient par la poésie, il accroche de plus en plus, jusqu’à ce que « le courant passe. Il passe avec la force de la foudre. » Le livre lui faisant vraiment comprendre sa prose, c’est Tokyo-Montana Express. « C’est le choc. Cette écriture désinvolte avec des chutes comme des coups de fouet, ça claque, ça tape. Il en a plein la tête et recompose sa vie. »
Et là, l’évidence s’impose. Ce qu’on lit, c’est aussi un peu du Brautigan. Pour exemple, le texte intitulé « Clone », très court, huit lignes et demie. Le narrateur se souvient de Dolly, la brebis dupliquée. Suit un bref dégagement sur l’éthique. Puis, ces deux dernières phrases : « C’était comme dans Le Meilleur des mondes. Une seule question : ça pousse comment, des oranges sans pépins ? » Et paf ! Là aussi, ça claque, cinglant.
On se dit donc que, par l’intermédiaire de son alter ego Rivages, Éric Plamondon fait de Brautigan son alter ego littéraire. Son but : nous faire partager son empathie, une symbiose intime de leurs deux sensibilités. D’où le titre Mayonnaise. C’est le dernier mot du plus célèbre roman de Brautigan, La Pêche à la truite en Amérique, qui ne traite évidemment pas de pêche à la truite, mais entre autres d’un personnage s’appelant La Pêche à la truite en Amérique. Un roman éponyme donc.
Mais, outre l’hommage à l’oeuvre de Brautigan, la « mayonnaise », c’est aussi un procédé d’écriture. Au tout début du livre, au texte 4, il nous délivre la recette de cette sauce dont tout le monde connaît la simplicité extrême, mais pour la réussite de laquelle il faut un tour de main entraîné : « Il y a ceux qui disent la réussir à tous les coups, et ceux qui disent ne jamais y arriver. On ne sait pas pourquoi. C’est là toute la beauté de l’émulsion. Comment mélanger deux substances qui ne se mélangent pas ? » Émulsion ! La voilà, la métaphore ! Qui explique la symbiose et que l’auteur érige en esthétique ! Chaque texte est le résultat d’une « émulsion » de références qui n’ont souvent pour « liant » qu’une date ou un lieu, ou même un simple rapport de contiguïté, ténu. L’art de la métonymie. Dans le texte « Mayonnaise industrielle », par exemple, on a deux paragraphes. Le premier donne la composition de la mayonnaise industrielle, le deuxième, la définition du dictionnaire du mot « industrie », suivie d’une citation de L’Homme révolté de Camus.
L’exemple n’est pas fortuit. Pour nous faire comprendre l’idée philosophique présidant au procédé de la « mayonnaise », Éric Plamondon a placé une autre citation de Camus en exergue : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. » Camus n’a jamais fait l’apologie du suicide, mais il est parti dans Le Mythe de Sisyphe du postulat que la vie est absurde. Et que la création artistique, loin d’être un refuge à l’absurde, est l’absurde, elle est l’endroit où le raisonnement s’arrête et où les passions jaillissent, comme dans une bonne mayo.