Cette correspondance ne devait pas être publiée. Elle est une source de souffrance pour António Lobo Antunes. Ce sont ses filles, qui sur la demande de leur mère, Maria José, la destinatrice de ses lettres, qui ont choisi de les publier. La seule condition était de ne pas le faire avant le décès de celle-ci. Précisons que les lettres de Maria José ne figurent pas dans ce livre.
Ces lettres de guerre, de la guerre d’Angola, qui s’étalent de 1971 à 1973, l’écrivain les rédigent alors qu’il fait son service militaire en tant que médecin. Il a à peine trente ans, et vient de se marier. Il est fou amoureux d’elle, d’autant plus fou amoureux d’elle, nous dit-il, que l’éloignement fait une grande place au fantasme, à la sublimation. C’est le désir, le sexe, qui est au centre de son amour. Cela donne des lettres érotiques magnifiques, et ce passage particulièrement où il s’adresse à sa femme : « Je pense à toi toujours plus, tu me manques toujours plus, j’ai envie de toi toujours plus. Quel délire ça va être en octobre ! J’aimerais carrément rester au lit durant tout le mois ! Du matin au soir ! Du soir au matin ! (…) Je voudrais tant sentir tes jambes monogrammées sur les miennes ! Et ta bouche ! Et tes cheveux ! (…) Quand nous sortirons, je veux que tu es un air digne de grande dame, quand nous rentrerons, je veux sentir ton corps de chatte en chaleur s’enrouler sur moi, chatouiller mes reins, je veux sentir tes deux mains sur mon visage, ta langue dans ma bouche. Je veux que tu remues et frétilles comme la queue coupée d’un lézard. Personne n’éveille mon sexe comme toi ! (…) Je veux des cris ! Je veux crier en étant en toi ! Sentir nos deux vagues s’élever en même temps, se jeter l’une contre l’autre, éclater dans une explosion d’écume ! Je veux mourir et naître à nouveau, puis mourir et naître encore ! Tu porteras des bas noirs, des talons aiguilles, une robe aphrodisiaque, tu sentiras le parfum et la chair ! Je veux te déshabiller lentement entre des baisers et des gémissements, toucher ta nudité, poser ma main sur ton sexe, la glisser le long de tes cuisses ! Je suis ton homme et je t’aime. »
Lettres d’amour, mais aussi lettres littéraires. Nous entrons par effraction dans l’atelier de l’écrivain, qui, pendant cette période angolaise, écrit son premier roman. L’écriture le tient au corps : «… je suis incapable de vivre sans écrire. (…) Il suffit que je passe trois, quatre, cinq jours sans rien faire, et me voilà en proie à un atroce malaise, comme celui d’une vessie qui gonfle. Et quand la tension atteint son maximum, la seule solution est d’exploser, alors je retourne à ma page comme un heureux condamné. » Une condamnation qui lui est infernale : « Le pire pour moi, c’est que l’écriture ne me donne aucun plaisir ! Mais je ne peux pas m’en passer. Les douleurs de l’enfantement m’ôtent toute sensation de jouissance. » Pour son roman, qu’il souhaite baroque, avec un maximum de personnages, d’adjectifs, d’adverbes, de métaphores, la question qui le poursuit est de trouver un équilibre entre son flux torrentiel et l’intelligibilité.
Lettres littéraires qui nous informent aussi sur sa conception de la littérature. C’est Joyce qu’il aime par-dessus tout, jusqu’à verser dans l’idolâtrie : il demande à sa femme, en pleine guerre, si elle a bien pensé à accrocher la photo de Joyce au mur ! Il reviendra d’ailleurs sur Joyce avec le temps, qu’il jugera trop technique, pas assez efficace dans la narration. En attendant, ce qui le met en colère, c’est le roman psychologique façon Balzac : « Balzac est le grand coupable de la cristallisation du roman. Et on continue à écrire des romans comme à son époque. Dans un monde où tout a évolué, l’architecture, la peinture, la musique, etc, nos écrivains en prose sont les personnes les plus rétrogrades qui existent. Les dialogues, cette façon de tout bien raconter, et surtout cette chose horrible qu’on appelle "analyse psychologique " ». Il reviendra aussi sur son opinion de Balzac, pas si mauvais que cela après tout !
António Lobo Antunes, aujourd’hui de stature internationale au même titre que Pessoa, fait partie de ces écrivains qui nous tiennent à coeur à « Transfuge », ceux qui posent inlassablement les mêmes questions : Qu’est-ce que la littérature ? Comment faire avancer l’art du roman ? À quoi ça sert, la littérature ? Quelles sont les formes possibles pour dire le XX et le XXIe siècles?
Pour en savoir plus, notre journaliste Fabrice Lardreau est allé sur place, dans un café de Lisbonne. Pour en savoir plus encore, existe un très beau livre d’entretiens mené par Maria Luisa Blanco (Christian Bourgois, 2004), d’un grand intérêt puisqu’on y retrouve tous les thèmes abordés plus de trente ans auparavant dans la correspondance, l’Angola, son rapport à sa famille, à la littérature, aux auteurs, et ses regards qui ont nettement changé. Pas sur tout, bien sûr, et surtout pas sur l’essentiel : comme Borges, et comme bien d’autres écrivains d’ailleurs, Lobo Antunes a beaucoup sacrifié à l’écriture : « Ma vie personnelle est secondaire, sans interêt. Mon existence, ce sont mes livres. »