Fermentation anaérobique, soupir anal, déflagration de gaz intestinaux, relâchement des sphincters… Evguénie Sokolov parle de pets. Un sujet dont l’irrévérence, loin de n’être que du vent, aborde les trucages de l’art. Le pet, plus qu’un leitmotiv bouffon, se décline alors en métaphores délicates et se transforme, au fil de la pièce, en fatum, réponse ultime à une vie fallacieuse et solitaire. Imaginé par Serge Gainsbourg dans ce qui sera son unique roman, Evguénie est un artiste petteur. Mondialement connu pour ses peintures abstraites, il s’évertue à maintenir secrète l’origine gazeuse de son don tout en baignant dans un monde où l’art est marchandise. Sur scène, habillant du seul son de sa voix le théâtre, Jean-Quentin Châtelain prend le contrepied de la dimension amusante que peut laisser entendre le texte. Oui il y a du comique, mais celui-ci est dès les premiers mots désamorcé par le ton cynique et confus de ce vieil ivrogne d’Evguénie : “De ma vie, sur ce lit d’hôpital que survolent les mouches à merde, la mienne, m’arrivent des images parfois précises souvent confuses (…) qui mises bout à bout donneraient un film à la fois grotesque et atroce ».
Il est difficile en écoutant ce sinueux monologue, tout aussi vulgaire qu’élégant, de ne pas y retrouver l’âme de l’auteur des Sucettes à l’anis et de Je t’aime, moi non plus. Un provocateur dont on peut se rappeler ces quelques mots lancés à Bernard Pivot : “Evguénie Sokolov, c’est moi, c’est un truqueur comme je suis un truqueur ». Ce sentiment d’imposture qui parcourt l’oeuvre de Gainsbourg nous est ici offert comme un aveu suprême. Braqué par les projecteurs et sans artifice, il est impossible de se cacher derrière les sobriquets d’hyperabstraction ou d’eurythmie rare, l’artiste n’a d’autre choix que d’offrir ses pets au public, unique raison de son succès. Élargi par l’auteur comme pamphlet contre la peinture contemporaine, Evguénie Sokolov est finalement là pour remettre les compteurs à zéro : même un art qui vient des tripes peut être une duperie.
Evguénie Sokolov, mise en scène par Charlotte Lévy-Markovitch au théâtre du Petit St Martin du 17 janvier au 28 mars
photo: Léo Lévy-Lajeunesse