Michael Cunningham, en dehors de son roman Les Heures (1999) qui le fit connaître du grand public, notamment grâce à la très belle adaptation de Stephen Daldry et l’éclatante interprétation de Julianne Moore, a écrit deux premiers romans, formidables : La Maison du bout du monde (1992) et De Chair et de sang (1995). Avec un regard pénétrant et intuitif, dans une langue elliptique, dépouillée, aérienne, il y excellait dans ce qu’il écrit sur la famille, perçue comme un lieu de noeuds, de murmures, de non-dits, de faux refuge, d’inceste ; il y excellait quand il nous parlait d’adolescence, de ces amitiés fusionnelles qui ressemblent tant à l’amour, de ses crises, de ses ruptures, de ses larmes, de ses envies de tout casser, de ses rêves candides de bonheur, d’harmonie, d’absolu, de bout du monde ; il y excellait dans la création de personnages marginaux, confrontés aux pesanteurs sociales américaines, et incapables d’y faire front. C’est là que Michael Cunningham est bon, dans le récit de l’intime, dans le récit psychologique, dans les traces de Virginia Woolf et de Jayne Ann Phillips.
Grande surprise : Michael Cunningham, à rebours de nos attentes, nous offre, avec Le livre des jours, un roman politique. Grande surprise, en fait, pas tant que ça. Il faut faire un constat : le politique, le social, l’historique, s’invitent de plus en plus chez les écrivains américains, 11 septembre oblige. Pour le meilleur : le dernier Philip Roth, Le Complot contre l’Amérique, est une merveille. Lui sait parfaitement articuler grande et petite histoire, le tableau d’ensemble et la miniature, l’histoire d’une Amérique en pleine Deuxième Guerre mondiale et l’histoire de sa propre famille. Pour le pire : le dernier roman de Michael Cunningham, Le Livre des jours, roman engagé, pamphlétaire… et désolant. « Les idées nettes sont les plus dangereuses » nous rappelle André Gide : dénonciation des violences sociales de la fin du XIXe siècle en pleine révolution industrielle ; dénonciation du racisme américain et de l’obsession sécuritaire sous Bush junior ; dénonciation des dégâts écologiques un siècle plus tard. Certes, je caricature un peu. Planent dans ces pages un mysticisme inquiétant porté par les vers de Walt Whitman, un mysticisme qui est cette union invisible nous liant aux autres, aux disparus, aux regrettés. Il n’empêche. Dans ce roman, d’un humanisme bon ton, animé par l’esprit de sérieux propre au politique, bourré de lieux communs, c’est-à-dire de pensées mortes, Cunningham donne une place excessive à l’évolution sociale et politique, nuisant considérablement aux intrigues, à la crédibilité des personnages vidés de leur substance, devenus simples marionnettes. La littérature ne peut se satisfaire de causes à défendre, elle est, comme l’écrivait Marcel Proust dans un élan anti-intellectualiste, avant tout le lieu de l’individu, du singulier, une attention à l’unique, le lieu où l’artiste doit « laisser la réalité s’épanouir ». Il y a toujours un moment où la mécanique se casse, nous apprend Pierre Bayard dans un très bel essai Comment améliorer les oeuvres ratées ? (Minuit). Marguerite Duras a écrit L’amour, Marcel Proust a écrit Jean Santeuil… Les grands écrivains accèdent à un point d’équilibre, trouvent une bonne distance à eux-mêmes lors de l’écriture de leurs chefs-d’oeuvre, et parfois, tout se dérègle et ils produisent de mauvais romans.
Il ne nous reste donc à souhaiter qu’une chose : c’est que le prochain président américain soit démocrate, Cunningham pourra ainsi revenir à ce qu’il sait faire : parler de la famille. Le grand romancier Richard Millet a vu juste quand il a écrit : « Toute vie est une plus ou moins lente façon de se résigner à ce qu’on est. »
Vincent Jaury
PS : Du 3 au 5 juin, se tiendra pour tous les amateurs de littérature étrangère, le festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo dont « Transfuge » est partenaire. Cette année, les littératures orientales sont à l’honneur, avec, précise l’organisateur Michel Le Bris, une arrivée en nombre d’écrivains indiens de grande qualité. Pour le programme, consultez notre site www.transfuge.fr ou celui du festival www.etonnants-voyageurs.net . Rendez-vous à surtout ne pas manquer !
PSS : On vient de rééditer deux grands auteurs classiques, Giorgio Bassani (Quarto Gallimard) et Vassili Grossman (Robert Laffont) dont vous pouvez lire des critiques sur notre site internet !