Patrick Neu ouvre son herbier et fait fleurir sa grâce mélancolique à la galerie Thaddaeus-Ropac. Visite aux côtés de la directrice Séverine Waelchli.
Patrick Neu n’est pas un nom neuf pour les aficionados du Palais de Tokyo qui auront pu, voici trois ans, s’initier, à la faveur d’une exposition solo, aux arcanes de ce qu’on appellerait volontiers, au prix d’un peu de pédanterie, un néo-symbolisme. Des enlumineurs spiritualistes de la fin du XIXe siècle, le Strasbourgeois, né en 1963, a la précision d’orfèvre, l’attention délicate aux chatoiements et aux iridescences des surfaces et cette conscience aiguë de la matière, de ses mille possibilités ornementales. Sans oublier cette inquiétude métaphysique qui, chez lui, prend la forme du temps et se décline, au fil des supports et des formes qu’il explore sans trêve – meubles arrachés au rebut, ailes de papillons, dessins à la grâce complexe… Ou comment il revient à l’art de préserver, sans le figer jamais en memento mori, cette « goutte d’éternité », comme aurait dit Jeanne Bloy, qui se loge au coeur de la fragilité de toute chose. Visite de l’exposition en compagnie d’un cicerone de choix, Séverine Waelchli, directrice de la galerie Thaddaeus-Ropac.
La démarche de Patrick Neu est, suggérez-vous, étroitement liée à la question du temps…
Patrick Neu vit dans une autre temporalité. Toutes ses oeuvres ont un lien à cette notion : il lui arrive d’entamer un projet sans savoir si, techniquement, il lui sera donné de le réaliser. Et il explore son matériau jusqu’au bout. Il travaille ainsi depuis huit ou neuf mois sur une traîne constituée de cheveux et pour laquelle il a dû concevoir lui-même un métier à tisser adapté.
Le temps, mais aussi la matière. Deux préoccupations qui pourraient aussi définir l’artisanat d’art, non ?
Oui, effectivement. Il a recours à des matériaux qu’on pourrait qualifier d’atypiques : le verre, le cristal, la cire, voir des os… Il s’écarte des médiums plus classiques des sculpteurs ou des peintres. Dans l’exposition où nous nous trouvons, par exemple, vous allez voir trois vitrines. Des meubles qu’il chine, dont on sait parfois à quoi ils servaient où dont on ignore la destination. Soit tout un jeu avec la mémoire, une forme de détournement donc.
Ces vitrines font l’objet d’un traitement aussi minutieux qu’étonnant : on apparaître, en transparence sur le verre ici un gisant venant d’Holbein, là un jardin de Bosch. Comment procède-t-il ?
Il travaille avec de la suie, du noir de fumée qui se dépose sur le verre et vient de bougies placées à l’intérieur du meuble. En inclinant légèrement le meuble, il crée des dégradés dans cette couche qui se dépose, de la quasi transparence à l’opacité. Puis, à l’aide d’une aiguille il enlève la suie, efface la matière, et reproduit le tableau qu’il a choisi. Ce qui n’est pas sans entraîner une certaine ambivalence du regard. Face à cette armoire, on n’aperçoit quasiment rien, il faut se déplacer pour que quelque chose se manifeste.
Holbein, Bosch, mais on pourrait aussi penser aux surréalistes et leur façon de s’emparer d’objets trouvés, déjà habités d’autres vies ?
Patrick Neu est, du point de vue des références, quelqu’un de tout à fait à part. S’il emploie une image, une représentation, comme avec Holbein, c’est parce qu’il estime qu’il n’a rien à y rajouter. C’est un des grands débats de l’art contemporain, peut-on inventer quelque chose de nouveau ? Patrick Neu juge que, techniquement, il peut faire évoluer l’art jusqu’à un certain point, mais pas en matière d’imagerie. C’est pourquoi il a recours très souvent à des artistes de la Renaissance, du Moyen Age…
Ce qui ne l’empêche pas de créer ses propres images, témoin cette série d’iris qui se succèdent, une fleur sur chaque feuille, au mur de la galerie…
C’est un exercice annuel chez lui. Il se rend dans le jardin de sa mère, cueille des iris et passe entre un trois jours sur chaque dessin. Il commence par croquer la forme de l’iris et en esquisser les contours, puisqu’il travaille à partir d’un iris coupé, appelé à se faner très vite. Puis il pose la couleur. Ambivalence, là encore : c’est bien la fleur de l’iris qui est représentée, mais le trait évoque aussi une danseuse, comme le remarquait le commissaire Laurent Le Bon à propos des oeuvres que Patrick Neu avait montrées à l’exposition Jardins, au Grand Palais, en 2017. C’est le cas ici aussi.
Le côté cyclique de ce travail annuel en fait-il une sorte de journal intime en images, l’enregistrement visuel de la propre évolution de Patrick Neu dans le temps ?
Il en parle peu, mais j’aurais tendance à vous donner raison. Que ses fleurs viennent du jardin de sa mère, que ce soit ancré dans un rituel suggère nettement un aspect intimiste.
Ces vitrines délaissées par leurs premiers propriétaires, ces fleurs coupées, qui s’étiolent rapidement… La vulnérabilité semble être au coeur de ses préoccupations ?
C’est net ici, ça l’est encore plus avec d’autres oeuvres. Par exemple, il a montré au palais de Tokyo une camisole de force faite en ailes d’abeilles. Vous imaginez la minutie, la fragilité… Mais c’est aussi là que réside la beauté. On fige un moment, comme un arrêt sur image, et tous les instants qui vont suivre recèlent un possible danger pour l’oeuvre.