Avec Ormuz, Jean Rolin nous embarque pour le Moyen-Orient. On retrouve son art à la fois minutieux et ample de la description, son goût pour la loufoquerie douce. On découvre surtout qu’un roman peut être un traité de scepticisme…
On lit Ormuz comme on passe une après-midi à la plage. On fixe des horizons, proches ou lointains – le détroit d’Ormuz, donc, et le chapelet des Emirats, Abou Dhabi, Dubaï, Fujairah, mais aussi l’Iran. On se laisse doucement, sensuellement, envelopper par les rouleaux d’une phrase qui se replie sur elle-même au gré des précisions et des ajouts. On consent aux dérives de la digression, qui peut filer du Middle-East Missile and Air Defence Symposium (raout international de spécialistes de la défense) à des considérations sur la population de mangoustes de l’île d’Abou Moussa. Et puis, il y a aussi ces moments où on baisse les yeux pour scruter tout ce que le ressac du quotidien, du banal, peut charrier. L’ameublement d’une chambre dans un hôtel décati, avec le pommeau de douche qui vous reste entre les mains. Les gilets fluos d’ouvriers du sous-continent indien. Un monde de détail, d’« infra-ordinaire » comme disait Perec. Sans oublier les drôles de zigues qui vous passent sous le nez. Comme ce Wax qui a décidé de traverser le fameux détroit (celui du titre) à la nage.
Le narrateur, lui, est le chroniqueur de cette geste douteuse (Wax envisage, sans trop d’état d’âme, de tricher). Mais, à l’instar de celui du Ravissement de Britney Spears, il est aussi investi d’une mission. Jouer les éclaireurs, préparer le terrain. D’où une microodyssée terrestre et maritime, où il sera question d’ornithologie (à quoi reconnaît-on un goéland de Hemprich ?) et de géopolitique (la « guerre asymétrique » ça vous dit quelque chose ?), d’architecture urbaine drolatique (cette tour de Dubaï Marina « tordue en hélice comme un vieux carambar ») et de terminaux portuaires. Mais si Jean Rolin, ou son narrateur (les cloisons ne sont jamais étanches chez lui) a du grand reporter la bougeotte et le regard affûté et panoramique, il a l’âme d’un sceptique. Ormuz est un traité du doute méthodique déguisé en roman de voyage.
Hyper-précision
Jean Rolin rechigne à prêter une vie autonome à la réalité. Peu importe les choses en elles-mêmes, ce qui compte c’est la relation que nous entretenons avec elles. Une relation qui passe d’abord par le regard. D’où l’importance cruciale de ce dernier chez Jean Rolin. C’est le b.a.-ba de l’art rigoureux de la description selon l’écrivain : dire d’où l’on observe et dans quelles conditions. Un parti pris esthétique qui donne lieu à des notes consignées avec le soin d’une expérience de laboratoire sur la situation du narrateur/observateur (la passerelle supérieure d’un navire, le pont découvert d’un ferry), ou à des remarques sur la « transparence de l’air » ou sur le sable qui y est éventuellement en suspension. Mais cette hyper-précision du point de vue tranche avec un monde qui, lui, se dilue dans une incertitude généralisée.
Car le scepticisme de Jean Rolin est radical, il n’épargne rien ni personne. L’Histoire ? Elle est émaillée d’à-peu-près, toujours suspecte d’affabulations, trouée de lacunes, ce qui se traduit par des formules comme « dans la matinée du 16 juillet, à une heure non précisée par les sources que nous avons pu consulter. » L’identité ? Elle est toujours incertaine, à commencer par celle de Wax, avec son prénom qu’on croirait sorti d’une pièce de Beckett, dont la biographie semble aussi malléable que la cire (« wax » en anglais), probablement un ancien nageur de combat, et qui s’éclipse du récit pour faire on ne sait trop quoi.
Et finalement, ce sont les discours eux-mêmes qui volent en éclats. Ces discours omniprésents et manipulateurs dans lesquels nous baignons. Tout comme les icônes d’aujourd’hui, les starlettes, exercent une irrésistible fascination (Le Ravissement de Britney Spears), la langue, même creuse et factice, nous soumet à son emprise. Alors, il ne reste plus qu’à mettre en pratique une véritable hygiène intellectuelle. En associant, par exemple, au paysage désolé d’un projet immobilier tué dans l’oeuf le slogan publicitaire ronflant (« Where vision inspires humanity ») choisi par ses promoteurs. Belle « vision », belle « humanité »… Cet art de la juxtaposition, Rolin le met aussi en oeuvre lorsqu’il décrit le salon d’armements navals auquel assistent Wax et le narrateur. Alors que l’ensemble d’Ormuz est saturé par les échos violents d’affrontements militaires, telle firme américaine présente ses missiles dans le contexte d’une guerre propre, « sans qu’une goutte de sang ne soit versée, sans que rien de sale ou d’angoissant ne se produise »… Jean Rolin n’est pas dupe. Il ne croit qu’aux pouvoirs de la littérature. Celle, justement, qui ne croit en rien.