C’est l’histoire d’une faillite. D’une faillite de quatre individus, Corrine et Russel, Luke et Sasha. Ils ont atteint la quarantaine, et la tristesse, ou même quelque chose qui a à voir avec la mort, s’est installé en eux. McInerney l’écrit avec poésie : « Les lumières baissaient à mesure qu’ils atteignaient la quarantaine, et pour certaines, s’étaient complètement éteintes. »
Corrine était tradeuse il y a dix ans, elle a plutôt bien réussi, elle en voulait, elle a cartonné, elle dansait sur les bars, elle s’est mariée au beau Russell, a eu deux enfants et un appartement dans le très chic quartier de Trebica. Le but de sa vie, bien sûr, réussir. Aujourd’hui Corrine travaillote, elle écrit des scénarios un peu pour s’occuper, et puis il y a les enfants, c’est vrai, c’est important les enfants. Mais voilà, Corrine n’est pas très heureuse. Avec son mari, il ne reste plus grand-chose de l’élan vital des 30 ans : « J’ai besoin de sentiments, qu’est-il donc arrivé aux sentiments ? » Pour le sexe, ça n’a pas l’air d’aller bien mieux : « Le sexe était devenu un gouffre béant entre eux. Jadis, ils avaient disposé du corps l’un de l’autre en toute liberté. Un privilège qui s’était perdu en chemin. Comme tous les couples mariés, ils avaient connu les hauts et les bas de l’intimité physique, bien qu’au vu de la marée basse persistante, Corrine commença à croire qu’elle ne remonterait jamais. » Et puis elle regrette son petit Russell d’il y a vingt ans, pas encore snob comme un New-Yorkais : « Deux décennies en ville l’avaient endurci ; le garçon sensible et peu sûr de lui qu’elle avait rencontré à Brown lui manquait, le péquenaud cultivé du Michigan qui écrivait de la poésie, […] qui aimait Dylan Thomas et Scott Fitzgerald, et tous les jeunes hommes de lettres maudits et malheureux. » Bref, Corrine est déprimée et se demande : « Alors pourquoi tout ce que je sens, c’est un putain de vide ? »
Luke n’est pas très en forme non plus. Il a eu beaucoup de fric, il en a encore pas mal, il a beaucoup fréquenté les restaurants en vue, s’est marié à Sasha, une des plus belles femmes de New York, il était trader aussi, et il a tout laissé tomber. Tout ça pour ça, se dit-il aujourd’hui. Il se souvient avoir passé « des heures de veille à construire une carrière qui finançait un mode de vie, pour lequel, personnellement, il s’en apercevait soudain, il n’avait aucun goût ». Maintenant, Luke ressemble à Godot : « Il avait l’impression d’attendre que quelque chose arrive. Un miracle. Quelque chose d’autre que le gala marquant officiellement l’ouverture d’une nouvelle saison d’automne de plus. N’était-ce pas cela la promesse d’une ville – que tout pouvait arriver -, l’éventualité d’une émeute, d’une réinvention ? Mais peut-être avait-on abandonné ce genre d’espoir en route… » Pas un vrai Godot, tout de même, il prend des cours à la New School sur l’humanisme socratique, est allé au musée voir les toiles d’Hooper. Mais combien de temps va-t-il vivoter encore comme ça ?
Il y a bien un petit espoir de renaissance, si l’on peut dire, c’est le 11 Septembre. Tout d’un coup tout reprend sens, la haute société se sent revivre. La sophistication devient plus que dérisoire, revenons aux choses simples, à ce qui compte vraiment, la solidarité, le souci du monde, les sentiments, l’amour. Corrine va faire des sandwichs sous les tentes près de Ground Zero, Luke fait de même. Ils se rencontrent et tombent amoureux l’un de l’autre. Une deuxième vie s’offre à eux ? Le sentiment de joie a-t-il une chance de remplacer le sentiment de tristesse ? Eh non, on veut y croire pourtant, eux-mêmes s’en persuadent mais l’apesanteur des habitudes reprend son règne. Le 11 Septembre aura été une parenthèse. C’est que dans la haute société new-yorkaise, l’histoire n’a pas sa place, elle fait irruption de temps en temps, mais finalement elle dérange plus qu’autre chose.
C’est en fin de compte la nostalgie qui l’emporte. Pas chez Sasha, c’est vrai. Elle est toujours belle à 40 ans, elle arrive encore à passer dans le prestigieux magazine W. Elle joue encore à plein le jeu de la haute. Sa fille, Ashley, adolescente qui sort d’une cure de désintoxication, n’a plus envie de voir ce qu’elle voit depuis qu’elle est toute petite, cette upper class malheureuse : « Il y a de la vie en dehors de New York, maman. » Ce à quoi elle répond avec assurance : « Il y a de la vie au fond de l’océan, Ashley, mais fort heureusement pour nous, un de nos ancêtres a eu la bonne idée de ramper jusqu’à la plage et d’inventer les poumons et les pieds, sans parler des souliers italiens cousus main. »
Les autres ont lâché prise, la belle vie dont ils avaient rêvé, ils l’ont eue et aujourd’hui ils sont déçus. La belle vie chez McInerney, c’est avant, c’est le paradis perdu. Luke à l’oreille de sa mère : « Les plus beaux jours de ma vie […] sont ceux où je faisais semblant d’être malade, et où tu faisais semblant de me croire, et que je restais au lit à lire en attendant que tu viennes voir comment j’allais, et puis au bout d’un moment, on convenait que je m’étais suffisamment remis pour qu’on puisse aller galoper ensemble. » Corrine s’aperçoit un jour, en se promenant dans les rues de New York « qu’elle ne connaîtrait plus jamais le sommeil lourd de la jeunesse, toujours elle planerait à la surface de la conscience dans la lumière perpétuelle de la ville sans repos, guettant le son d’une toux, le choc d’un corps qui tombe, le bourdonnement d’un avion dans le ciel ». Ce paradis perdu, c’est peut-être la jeune Ashley qui l’exprime le mieux : « Comment tu peux ne pas avoir envie d’échapper à toute cette merde ? […] Moi ce que je voudrais c’est me retrouver sur la plage. Sur la plage, comme quand j’avais 6 ans et que personne n’était mort, et je voudrais que l’été ne s’arrête jamais. J’avais l’impression que c’était comme ça, que ça durerait pour toujours et que jamais rien de mal m’arriverait. »
La belle vie pose des interrogations qui restent en suspens et qui angoissent. Première question : Quand on a réussi, que reste-t-il à faire ? Quand on a réussi, que nous offre la modernité ? Deuxième question : Pourquoi, s’ils sont tous si malheureux, ne changent-ils pas de vie ? Est-il si difficile de réorienter sa vie ? Et la dernière, qui découle de celle-là : Quel autre modèle nous offre-t-on que ce modèle capitaliste de réussite ?
Sans réponses, McInerney aura bien fini par nous déprimer : la belle vie n’est pas là. La fêlure, elle, est bien là, et l’on pense à Fitzgerald. Derrière le glamour, tout est triste.