Qu’est-ce qui caractérise Lil, personnage central de Petites scènes capitales ? L’incertitude. « Un doute n’en finit pas de tarauder en elle. » Le roman commence par la question qui lui vient devant une photo d’elle bébé : « C’est qui, là ? » Question matricielle, « qui suis-je, où vais-je ? », « qu’est-ce que je fais sur la terre ? », « à quoi bon exister ? », complétée par celle qui concerne l’autre bout de la vie : « Est-on conscient de son état quand on est mort ? » Sur l’origine et la fin, aucune réponse, « mystique » ou autre, ne satisfait Lil.
Mais entre ces deux béances du sens, que du plein. Il est peu de faits que ce roman supposé sceptique ne flanque d’une explication. La pauvre petite Sophie, née sans membres et bientôt morte, « aime les fleurs », et peut « rester des heures à contempler un bouquet ». Trouve-t-on que cette notation soit poignante en soi ? Pas l’auteur, pour qui le phénomène n’est remarquable que s’il est passible d’une interprétation : « Elle s’identifie aux fleurs qui, comme elle, n’ont pas de mobilité et aucune prise sur le monde. » C’est peut-être cela que Germain appelle, en dernière page, transformer « le vide en lumière ». Le titre est programmatique : les petites scènes contées ici seront capitales ou ne seront pas. « Les petits riens ne sont jamais insignifiants. »
Mettons d’abord cette propension à tout faire signifier sur le compte d’une littérature de proximité, soucieuse de ne jamais livrer son lecteur à du brut non tamisé par le sens. Raconter que Jeanne-Joy est surprise jouant du violoncelle devant la tombe de Sophie ne suffit pas. Il faut décrypter : « Elle joue pour son enfant, pour tenter de lui dire avec des sons ce qu’elle ne saurait lui exprimer avec des mots. » Citation authentique.
Ensuite, il y a les oiseaux. Au fond du jardin se trouve une volière dont Lil aime « la voix ». On pourrait se contenter de noter cette occulte complicité avec la voix animale, mais non. Le père ne comprend pas la peine de sa fille à quitter cette première maison, car il n’a pas compris « combien lui étaient précieuses les voies de la volière, ( …) combien elles lui étaient maternelles ». Croyait-on que les oiseaux soient des oiseaux ? On se trompe. Les oiseaux sont la mère absente. Car la mère est absente. Partie alors que Lil avait un an, puis morte noyée.
Lil et l’auteure qui l’anime doutent de tout mais sûrement pas du fait que l’absence d’une mère, ou la mort d’une demi-soeur quelques années plus tard, vous conditionne. Un roman qui conte une vie propose un découpage partial de cette vie. Celle de Germain, écrivain de son temps, est familialiste. Contexte historique quasi absent, notations sociologiques nulles, mais on saura tout des père, belle-mère, époux de la belle-mère, demi-frère, demi-soeur, de leurs naissance, vie, mariage, maladie, mort.
Se retirant du monde, Dieu a délégué à la psychologie familiale le rôle de donner du sens. Dès lors, la philosophie spiritualiste, légèrement embarrassée d’elle-même en temps laïcs, se survit dans la psychanalyse, plus sympa, plus familière, moins frontalement métaphysique. Et l’âme se survit dans la psyché, qui tout commande, ordonne, délimite. Y compris le corps. Le corps n’a pas de vie propre. « Ses maux, dit ma voisine, renvoient à d’autres maux. » Toute affection du soma est une somatisation. Lier le cancer de la gorge de Viviane à sa forte consommation de cigarettes, c’est de la courte vue matérialiste. La vérité, c’est qu’elle « vit dans l’effroi des mots, de leur magie, de leur puissance incontrôlable. Empêchés d’écriture et de profération, ils se nouent en tumeur bleu goudron dans sa gorge ».
De cette prose dualiste, le motif du secret est le joyau, le produit d’appel. Pourquoi tant de romans contemporains s’articulent-ils autour de ce motif ? Parce que le secret fait jouir de l’idée d’un sens sans imposer la lourdeur d’une clé. L’idée suffit ; suffit au bonheur de ceux que le non-sens effraie. Le demi- frère Paul a été remis à Viviane par sa mère juive avant que les nazis ne l’arrêtent ? Ce pourrait être un fait, mais non c’est un secret. Ça a l’air d’expliquer plein de trucs, à commencer par le destin d’artiste puis de prêtre de Paul. Lien causal invérifiable, et c’est tant mieux. Seul compte l’écume du sens.
Alors Lil aimerait bien aussi avoir son secret. Jusqu’au bout elle attend, de la bouche de son père, une « révélation extraordinaire » sur sa mère, qui ne viendra pas. En désespoir de cause, Lil se jettera dans la compulsation de documents et la fouille de grenier. Ne trouvant rien, elle se sent « soulagée et déçue ». Soulagée de ne pas avoir appris un truc horrible, déçue de ne pas avoir ramené de sa pêche un bon vieux « Rosebud » des familles.
Il lui reste le recours sans risque à la spéculation, la foire des hypothèses en roue libre : « Au fond qu’est-ce qui lui prouve que sa mère est bien morte ? » Spéculez, spéculez, il en restera toujours quelque chose. Il en restera la sensation, chaude comme un feu de cheminée dans une maison froide, qu’on ne vit pas pour rien.