Comment P. T. Anderson allait-il s’en sortir en s’attelant le premier à Pynchon ? Comment allait-il mettre en images le délire psychédélique, la rêverie complotiste foisonnante de l’auteur le plus secret de la littérature américaine ? Le moins que l’on puisse dire est qu’Anderson s’en sort avec les honneurs, réussissant à conserver une part de la complexité de son roman Vice caché sans trop l’édulcorer : un détective hippie, surnommé le Doc (Joaquin Phoenix), enquête sur la disparition d’un riche promoteur immobilier avec qui son ex-petite copine, Shasta, est partie. Le film plonge avec le Doc dans une enquête policière opaque à la Chandler, mais sous acide. Les différentes intrigues se dérobent, on ne comprend très vite plus rien aux liens entre des personnages campés par des guest stars (Benicio Del Toro, Reese Whitherspoon), des jumeaux débiles du FBI, un dentiste défoncé et obsédé (formidable Martin Short), sa secrétaire en cuir et des bouffeuses de minou qui s’affairent devant le Doc comme si de rien n’était.
Avec sa direction d’acteurs à froid, ses dialogues de sourds incompréhensibles, mais surtout ses ruptures de tons violentes, Anderson n’a jamais été aussi drôle. Témoins les différentes scènes avec Josh Brolin en flic la morale, froid, obtus, imprévisible et malheureux à la fois. Témoin ce moment où tandis que le Doc écoute une femme expliquer paisiblement les conséquences fâcheuses de sa défonce (vomi, excréments, trique), elle tend une photo explicite au Doc qui se met à hurler. On se croirait alors dans un Tex Avery, avec ces grimaces qui dévoilent l’âme. La comédie et la tragédie cohabitent dans chacune des séquences semblables parfois à des happenings sertis d’une bande-son pop utilisée souvent à contre-emploi.
Tordue à souhait, l’intrigue révèle la disparition d’un idéal. Avec ce monde de faux-semblants où chacun est systématiquement corrompu par le système, P. T. Anderson aurait pu se contenter de faire de son adaptation une rêverie nostalgique sur une époque révolue, qui s’est fourvoyée dans le matérialisme. Ou pour reprendre la métaphore pynchonienne réutilisée par Anderson : l’époque serait semblable à un bateau qui aurait chaviré dans les années soixante-dix et dont l’humanité est depuis prisonnière.
Il aurait pu, mais son projet est ailleurs. La complexité est aussi un leurre : malgré ses incessantes dérobades grand-guignolesques, Inherent Vice est d’abord une toute simple histoire d’amour, semblable à une comédie du remariage. Quand le film débute, le Doc est plaqué par Shasta qui part roucouler avec son riche capitaliste. Gardant dans un coin de sa tête embrumée par les drogues ses souvenirs de la femme aimée, le Doc réussira à ne jamais se perdre dans le labyrinthe hagard et en trompe-l’oeil imaginé par Pynchon. Il cherchera toujours cette fille. Pour la récupérer, pour la sauver de la corruption, il ira même jusqu’à aider un drôle de zigue, Coy Harlingen (Owen Wilson), qui a abandonné sa famille pour devenir indicateur et faux manifestant anti-Nixon pour le FBI et les flics.
Ce qui fait de ce périple tragi-comique une odyssée amoureuse et morale : l’histoire d’un brave type qui, pour reconquérir et sauver la femme qu’il aime, est prêt à affronter les monstres de l’histoire et ses propres démons. Ce ne sont d’ailleurs pas les scènes de démonstration de virtuosité un peu tapageuses qui restent le plus en mémoire. Mais ces retrouvailles sexuelles, tristes ou excitantes, et filmées en simple planséquence où Anderson laisse jouer ses acteurs les rendant simplement attachants. Ou encore un souvenir, évident et magique. Le Doc et Shasta s’étaient rués dehors sous la pluie pour retrouver en vain leur dealer. C’est là, dans l’ivresse procurée par leur course folle et non par les paradis artificiels que les amants avaient réussi à oublier la douleur du monde.