Je préfère un 3 sur 20 qu’un 20 sur 20.
C’est une impression désagréable, qui m’est revenue à plusieurs reprises. Vous lisez quelques pages et vous avez déjà compris : vous êtes devant le livre d’un bon élève. Les personnages ? On y croit, parfaitement cohérents. La langue ? Lisible comme il faut, fluide, agréable, pas un adjectif de trop, pas une virgule qui heurterait la lecture. Le sujet ? Pitchable (les éditeurs sont fermes sur la question, il faut que le sujet soit pitchable). La structure ? Les chapitres sont équilibrés, s’enchaînent bien, les transitions d’un chapitre à l’autre sont soignées, les paragraphes sont de mêmes longueurs. Ces livres sont nombreux, et sont hélas ennuyeux comme peuvent l’être les premiers de la classe qui besognent pour faire plaisir à papa, à leur prof préféré, à l’institution. Or l’art est autre chose qu’une bonne copie, on doit y retrouver de la vie, c’est-à-dire quelque chose avec des aspérités, des cloaques, des accélérations, des ralentissements, des débordements, des épuisements… Bref un peu du chaos du monde. Gilles est le roman classique le plus emblématique de ce genre. Un roman mal foutu, qui tient à peine sur ses deux jambes, un 3 sur 20, et qui pourtant raconte si bien l’histoire du tremblement d’une époque et d’un homme. Si sincère, si viscéral. Et c’est le cas du roman d’Olivier Py, Les Parisiens, un des très grands livres de la rentrée. Le livre est foutraque, présente mal, à peine pitchable, il annonce un livre sur les Parisiens ce qui est vrai, mais finalement creuse des dizaines de sujets. Les chapitres avancent on ne sait comment, plus ou moins par thèmes, mais on ne sait pas jusqu’à la fin où le livre va. Et d’ailleurs le livre ne va nulle part et c’est tant mieux (nos vies vont-elles quelque part?). Le style est lyrique, souvent too much, à l’heure du moderne minimalisme ironique, mais l’on sent une pulsion vitale, autrement dit un corps au travail. C’est l’important. Le livre est impoli, c’est une explosion, un cri, fond et forme.
De l’huile sur le feu
Le roman de Léonora Miano, Crépuscule du tourment, qui fait notre couv ce mois-ci, est plus sage sur la forme mais remplit le cahier des charges Transfuge, attentif à cette injonction de Guy Debord : « Porter de l’huile là où était le feu. (…) C’est un beau moment que celui où se met en mouvement un assaut contre l’ordre du monde. » Miano plante son dard là où c’est brouillé. Colonisation et décolonisation, le sujet demeure d’actualité. Elle évoque par exemple, à travers le destin de quatre femmes, les classes dominantes africaines qui ont « conservé la mentalité des castes privilégiées d’il y a plusieurs siècles ». Aussi s’attaque-t-elle non sans provocation au sort des femmes en Afrique aujourd’hui, à la haine de l’homosexualité féminine. Elle analyse par ailleurs l’ambiguïté du rapport des colonisés aux colons, au-delà de bien des clichés véhiculés, résumée dans cette phrase de l’entretien qu’elle nous a donné : « Les colonisés ont détesté la domination et l’ont affrontée à chaque fois qu’ils l’ont pu, mais cela n’a pas empêché l’intérêt des peuples pour la culture des dominants. »
Soyez en sûr, le cri de Miano se fera entendre à la rentrée.
Vive les nouveaux romanciers
Je l’ai dit plusieurs fois dans ces colonnes, rien de plus excitant pour nous que de découvrir et de faire découvrir de nouveaux auteurs. Remercions ici les éditeurs qui ont fait le boulot : pas moins de sept premiers romans formidables dans cette première sélection Transfuge. C’est la première fois en plus de dix ans que ca arrive. Nous nous sommes plaints à plusieurs reprises du peu de (bons) premiers romans parus aux rentrées littéraires. Là, nous nous réjouissons de ces découvertes, qui donnent un peu d’air. Impossible de dire à l’heure où j’écris ces lignes qui seront les romanciers qui tireront leur épingle du jeu, et c’est tant mieux. Les cartes sont redistribuées. Quand les institutions célèbrent Michel Houellebecq comme on célèbre Victor Hugo, jusqu’à l’écoeurement, jusqu’au conformisme morbide, d’autres, comme nous, préférons jouer les outsiders. Quand ça crie encore. Question de tempérament j’imagine.