On peut faire confiance à l’Institut du monde arabe pour creuser un sujet – en l’occurrence le canal de Suez. Sur lequel on naviguera au gré d’une riche expo.
Les symboles ne sont pas seulement des concepts évanescents, voeux pieux ou concepts diaphanes flottant dans les nuées des idées. Il arrive qu’ils s’incarnent – ou en l’occurrence se creusent, dans le limon et le sable. Témoin le canal de Suez, inauguré en fanfare et falbalas en novembre 1869. Et qui lui-même canalise une histoire qui se perd dans la nuit légendaire des souverains pharaoniques – Sésostris III, il y a quatre mille ans bien sonnés, aurait été le premier à donner un coup de pelle dans l’isthme. Une histoire qui égrène échecs morts-nés, comme les tentatives vénitiennes et ottomanes, au XVIe siècle, de reprendre le flambeau et de rouvrir cette route d’eau, et avancées technologiques fulgurantes, à partir de 1859, lorsque résonnent les premiers coups de pioche. Première vertu de cette roborative exposition, émaillée d’un chapelet de maquettes, tableaux, plans et documents sonores : montrer que le mythique canal n’est pas un mythe, qu’il n’est pas né par génération spontanée de l’écume de la mer Rouge et de la Méditerranée, mais qu’il a été enfanté dans le temps et dans l’espace, au fil de péripéties parfois tumultueuses. C’est que le canal n’est pas n’importe quelle voie d’eau. Cette charnière entre l’Europe et l’Asie est la traduction toute concrète d’un idéal, décliné politiquement et économiquement : un rêve cosmopolite qui verrait l’Occident et l’Orient s’entendre, dans un rare concert des nations.
Qu’il s’agisse de Ferdinand de Lesseps nouant avec Saïd Pacha les relations d’amitié qui préluderont à l’ouverture du chantier ; qu’il s’agisse de l’éclosion de ces trois villes, Port-Saïd, Ismaila et Port-Tawfik, qui abriteront la population mêlée des employés du canal ; ou encore de l’inauguration elle-même qui voit affluer le gotha européen : tout ici semble dessiner les contours d’un rêve universaliste. Mais, seconde vertu de l’exposition, elle montre que ce dernier ne va pas de soi. Que le canal est moins l’emblème du cosmopolitisme réalisé qu’une remise en question permanente du concept et de ses avatars. Tiraillements permanents entre le tropisme international du projet et les visées nationalistes égyptiennes : Mehemet Ali retoque le projet des saints-simoniens élaboré en 1846, y voyant une menace pour l’indépendance de son pays, Nasser écrit une page de l’histoire du panarabisme dans son fameux discours de 1956, où il annonce la nationalisation du canal. Vacillements du rêve d’un lieu propice à la concorde entre les grandes puissances : le canal est déclaré neutre en 1888, mais il devient une zone d’influence britannique. Sans oublier les embrasements armés qui mettent le feu aux poudres d’une région inflammable : Six-Jours, Kippour. Alors oui, cette belle expo est bien plus qu’un déroulé chronologique soigneux et informé : elle raconte la mise à l’épreuve d’une idée.