Chacun des films de Wes Anderson est un miroir, un reflet du cinéaste lui-même. Trublion génial d’un lycée privé d’excellence (Rushmore), capitaine flegmatique d’un bateau bordélique (La Vie aquatique), chef scout (Moonrise Kingdom), le cinéaste a toujours filmé des personnages qui, aussi approximatif que soit leur sens de la hiérarchie, n’en respectent pas moins religieusement les institutions auxquelles ils appartiennent. Soit donc, ici, le Grand Budapest, hôtel luxueux de l’entre-deux-guerres, dont on suit l’aventure de l’excellent concierge Gustave H. (Ralph Fiennes). Qu’est-ce que ce concierge ? Un paradoxe ambulant ; le garant le plus ardent du protocole et du prestige de l’hôtel ; et un aventurier don juanesque pas protocolaire pour deux kopecks. Pourtant, tout ce qu’il fait est dans l’intérêt du Grand Budapest, cette institution de l’Europe centrale (on baigne ici dans une ambiance austro-hongroise impériale). S’il séduit les clientes âgées, c’est bien sûr parce qu’il y prend un plaisir gérontophile (faire l’amour aux femmes du passé est une façon de retenir ce passé chéri) ; mais surtout parce qu’il assure ainsi la fidélité de cette clientèle. Ce personnage, tenant la barre de l’élégance dans un monde qui bascule vers le fascisme (synonyme de vulgarité) ressemble décidément à Wes Anderson, héraut d’un maniérisme dandy et traversé de nostalgie. Ce rapport si particulier au temps, foncièrement rétrospectif, irrigue The Grand Budapest Hotel.
Chez Wes Anderson, le temps est toujours la grande affaire. Un temps complexe, stratifié : le film couvre plusieurs époques. Il ne parvient ainsi au temps du récit (cet entre-deux-guerres plus ou moins imaginaire) qu’à la suite de rebondissements chronologiques. Une jeune fille, de nos jours, vient se recueillir devant la statue d’un écrivain (auteur de… The Grand Budapest Hotel). On retrouve le vieil écrivain, quelques années plus tôt, racontant face caméra le souvenir à l’origine de son livre : il se trouve au cours des années soixantedix dans le Grand Budapest, alors un sinistre bâtiment soviétisé où ne traînent que quelques vieillards. Parmi eux, Zero, vieux propriétaire de l’hôtel qui n’est autre que l’ancien lobby boy et partenaire de choc de Gustave H., le fameux concierge. C’est lui qui, au cours d’un long dîner en tête à tête avec l’écrivain, fera revivre pour lui (et pour nous) l’époque fastueuse du Grand Budapest. Le temps semble donc comme feuilleté ; le film se cuisine par couches d’époques superposées, comme on parlerait des couches superposées des pâtisseries de Mendl, jouant un rôle si important dans l’aventure.
Wes Anderson, comme grisé par sa ressemblance avec ce personnage (et son institution), s’en donne à coeur joie dans l’hypermaîtrise de son style, comme si le film était un miroir grossissant de sa manière singulière. Les effets qu’il affectionne tant (mouvements de caméra géométriques, cadrages de vignettes) exultent dans ce récit d’aventures, voyant le concierge et son jeune disciple poursuivis par le terrible fils (Adrian Brody) d’une défunte conquête ayant fait du maître d’hôtel le égataire d’un tableau hors de prix. Le cinéaste s’amuse ostensiblement de ces aventures à rebondissements, donnant d’ailleurs lieu aux plans les plus sanglants de sa filmographie ; et pousse la cartoonisation de son excellent casting à l’extrême. En témoigne la coursepoursuite dans le monastère entre Gustave H./Zero et l’homme de main du fils spolié, interprété génialement par Willem Dafoe. Les personnages, déguisés en moines, se courent (puis se skient) après à la manière de ces dessins animés de Tex Avery où l’on ne sait plus qui chasse qui.
À travers toutes ces aventures se joue et se scelle surtout une relation duelle, reprenant un thème central dans l’oeuvre de Wes Anderson : celui de la filiation. Entre le concierge et son lobby boy, la relation de maître à disciple est doublée d’une relation amicale, voire filiale (c’était le cas, dans Rushmore, entre Schwartzman et Murray). Comme si pour qu’une vraie et pure amitié voie le jour chez Wes Anderson, il fallait qu’elle soit le lieu d’une transmission ; ici, celle d’un savoir-faire (la tenue de l’hôtel), mais surtout d’un art de vivre. On comprend alors le principe des époques successives structurant le film, et l’importance de l’héritage : cet art de vivre du concierge, qu’il tient lui-même d’un temps révolu, est un fil traversant les âges, et se transmet d’individu à individu, d’un lobby boy à un écrivain, d’un écrivain à une jeune lectrice. Zero, dans cette numérotation cardinale, n’est qu’un point de départ possible parmi d’autres. Et le Grand Budapest, objet principal de l’héritage, n’est que l’emblème du seul trésor précieux ici : l’élégance, soit l’idéal dandy de Wes Anderson.