André Breton aimait beaucoup Huysmans, et il avait retenu de lui que les spectacles étaient généralement très ennuyeux. Mais, rarement, quelque chose de merveilleux se produisait. Une oeuvre d’art valable se créait. Spectacle de la littérature, spectacle du cinéma : affligeants dans leur ensemble – Sollers a raison, dans son livre Discours parfait (quelques très belles pages sur Aragon, Bataille, Artaud, Breton, Sade…) de nous dire qu’une immense partie de la production culturelle aujourd’hui entraîne un profond sommeil. Il nous faut chercher, c’est notre plaisir, notre impératif à Transfuge, les quelques artistes qui tentent des choses qui ont à voir avec la liberté, qui dérangent, qui cherchent une langue, qui posent des questions : qu’est-ce que le cinéma ? qu’est-ce que la littérature ? et trouvent des réponses, comme n’importe quels grands artistes. Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de romans que nous lisons et de films que nous voyons de gens qui n’ont rien à dire, et qui ne savent pas faire : c’est ahurissant. De la marchandise, ces livres et ces films, ni plus ni moins, insupportables de médiocrité.
Alain Finkielkraut s’arrêterait là, sur ce constat désespéré que nous vivons la fin de la culture, que plus rien ne va ! Pas nous, bien sûr, et vous allez voir, en plus des (presque) jeunes :
François Meyronnis, avec Brève attaque du vif. Ce roman du mois est une merveille du genre : le livre tout à fait inédit est une petite visite poétique en enfer, entre Lautréamont et le rabbin Nahman. Quelle langue ! Quelle attaque dans le vif ! Il semblerait que Meyronnis ait écouté attentivement un de ses maîtres, ce rabbin qui disait – vaste tâche – qu’« il est interdit de vieillir ». L’objectif de Meyronnis : redonner un sens, à travers la littérature et le mal, à l’histoire du XXe siècle, se battre contre le nihilisme. Et aujourd’hui contre Claude Lanzmann, entre autres – que sous le manteau, tout le monde appelle « le vieux grincheux », mais ne le dites pas trop fort, l’homme est un militaire sans coeur.
D’autres très beaux romans, aussi, du côté français : Pierre Senges, qui nous fait un virtuose exercice de style autour de Kafka ; Philippe Adam, avec Les Centenaires, texte hilarant, quoique angoissant à la Beckett, s’attaque aux très vieux, très sales, très méchants, très obsédés sexuellement ; et Yann Moix, avec La Meute. L’Affaire Polanski, récit brillant, nerveux, polémique, vitaliste, autour de l’affaire Polanski, rapprochée d’une autre affaire, celle de K. et son procès.
En dehors de l’Hexagone, une Américaine encensée par Don DeLillo et Bret Easton Ellis, Dana Spiotta, fait un grand roman sur la contre-culture. Sinon, un Islandais a fait l’unanimité : Jon Kalman Stefansson avec Entre ciel et terre, premier texte traduit en français, très beau livre, sorte de conte lyrique, sur la mort absurde d’un adolescent parti à la pêche avec un de ses amis, sur les fantômes qui hantent.
Moins jeune, et génial : Patrick Modiano fait notre grand entretien pour son nouveau roman : L’Horizon. Nous avons beaucoup préparé cet entretien pour ne pas répéter ce qu’il a pu dire depuis des années aux médias. C’est pourquoi la journaliste a épluché ses vingt dernières années d’interviews, et grâce à ce travail, Modiano se dévoile. Je n’en dis pas plus.
Quant au cinéma, nous nous sommes attaqué à quelqu’un qui n’avait plus trop la cote. Avant de se décider pour le dossier, je parlais autour de moi de Kitano. Réponses : « Hum, ça fait longtemps que je l’ai lâché », « Kitano, ah, il fait encore du cinéma ? » « Ah, Kitano ? Tu crois que c’est vraiment un grand ? » Mais la décision a été prise : Kitano revient en force ce mois-ci avec un film emballant : Achille et la tortue, réflexion passionnante sur le statut de l’art, et de l’artiste maudit. Avec une autobiographie stimulante et fouillée, sous forme d’entretiens, écrite sur une période de cinq ans par le journaliste de Libération, correspondant au Japon, Michel Temman. L’autobiographie mêle réflexion sur son oeuvre et sa vie intime. Une réussite. Et c’est pas fini : la Fondation Cartier organise une exposition de ses peintures, et le Centre Pompidou une rétrospective de ses films.
Enfin, le film du mois s’intitule Chicas, de la romancière et dramaturge Yasmina Reza, que nous avons rencontrée. C’est son premier film, et c’est une vraie réussite : écriture tremblante, féminine. Une mère et ses trois filles s’aiment, se détestent, sont rivales, souffrent, ont du mal à se parler mais se parlent quand même. De la tristesse. C’est pas réjouissant, mais c’est que Yasmina Reza est noire : « La famille est un espace de souffrance », nous confie-t-elle.
Je vous l’avais dit : si vous vous ennuyez en ce mois de mars, c’est que vous avez un problème.