C’est le retour de Mohsen Makhmalbaf, l’immense réalisateur iranien du non moins immense Kandahar (2001). Le Président permet de constater combien le regard de ce cinéaste éminemment politique a changé au cours des dernières années. Dix ans d’exil politique durant lesquels il a voyagé dans différents pays, notamment ceux du Printemps arabe. Le Président est un concentré de réflexions désespérées sur cet événement historique. Mais aussi de visions torves, inhabituelles chez le cinéaste. À première vue, Le Président est un conte philosophique sur l’itinéraire moral d’un vieux dictateur. Après la découverte d’une énième évasion fiscale, le peuple d’un pays imaginaire se soulève contre son tyran. Fuyant son palais avec son très jeune petit-fils, le président se grime en musicien itinérant pour se fondre avec l’enfant dans la multitude. Pour ne pas se faire repérer, le président demande d’ailleurs à son petit-fils de ne plus l’appeler Votre Altesse. Noyés dans la foule, ils vont dès lors éprouver la misère et la violence que le tyran a engendrées.
Le film a beau épouser la structure d’un conte, avec sa succession d’épisodes, la linéarité est sans cesse parasitée par des visions quasi surréalistes, à la frontière du dessin animé. Le petit garçon est assailli par des bribes de souvenirs qu’on croirait sortis de chez Walt Disney. Souvenirs de la vie dans un palais qui ressemble à un gros gâteau à la crème. Au milieu d’un massacre de civils, l’enfant se revoit danser une valse avec une petite fille en tutu aux côtés d’un étrange répétiteur. Mais au lieu d’estomper la violence des crimes de la révolution, ces souvenirs de l’enfant la renforcent. Le montage alterné entre les couleurs primaires de la vie au palais et celles, grises, ternes, de la vie sur les routes redouble l’horreur : celle des crimes de la révolution et celle née du contraste entre la vie luxueuse du tyran et celle de ses sujets. Le gentil conte politique était en fait dès l’ouverture un cauchemar sans rémission.
Makhmalbaf a d’étranges idées, d’un pessimisme radical. C’est en chantant joyeusement que les révolutionnaires violent une jeune mariée dans sa robe blanche. Le tyran retrouve une pute qu’il a jadis aimée. Retrouvailles ensanglantées : la fille nettoie son vagin meurtri sur une cuvette de toilette. Derrière eux, le petit garçon à qui on a demandé de leur tourner le dos et de se boucher les oreilles (pour ne pas écouter les adultes) regarde à la fenêtre des femmes se faire mitrailler avec leurs enfants dans la rue. Ironie tragique et inédite de ce cinéaste qui a échappé à plusieurs tentatives d’assassinat ces dernières années, notamment en France : la violence est toujours là, elle peut réapparaître à n’importe quel moment, dans un coin de la pièce, du cadre, du plan.
Au terme de son périple a priori initiatique, on voudrait croire que le président a retrouvé un peu de cette humanité perdue qu’incarne à ses côtés son petit-fils. Il transporte même sur son dos un prisonnier politique, une des anciennes victimes de son injustice aveugle. Mais au bout du périple, le taulard apprend que sa femme ne l’a pas attendu au cours des années où il était en prison : elle s’est remariée. Désespéré, l’homme se suicide de manière atroce. Aucune rédemption possible. Ultime ironie : se croyant pourtant remis par miracle au pouvoir, le président demande alors à son petit-fils de l’appeler à nouveau Votre Altesse. Le tyran n’a rien appris parce que la violence n’est d’aucun enseignement. Étrange film initiatique tout en inertie, faux conte plus absurde que moral, dans Le Président, rien ne bouge au terme des révolutions comme si en fin de compte leur violence endémique les condamnait d’emblée à l’échec.