C’est d’abord l’histoire d’un visage. Celui de Lena qui nous retient captifs tout au long du film. Il apparaît pour la première fois dans une rue enneigée, la nuit : surface lisse, blanche, embrumée. Un visage vierge de toute émotion dont les yeux seuls, qui roulent en tous sens, nous transmettent l’effroi. Lena a perdu la mémoire, nous le comprenons dès les premières minutes du film : on la voit amenée en urgence à l’hôpital après une première séquence floue – un accident cérébral ? On ne le saura jamais. Très vite, son visage nous révèle qu’elle a perdu bien plus que ses souvenirs : son identité. Sans doute est-ce cet oubli de soi, cette perte totale de connaissance que traduit le titre allemand du film de Jan Schomburg : Vergiss mein Ich, « oublie mon Moi ! » Cette adresse, Lena, magnifiquement incarnée par Maria Schrader, tente de la formuler tout au long du film à son compagnon, élégant et taiseux Johannes Krisch, qui va chercher chez cette femme orphique, « revenue d’entre les morts » comme le remarque l’un de leurs amis, l’épouse, brillante intellectuelle qui a partagé sa vie depuis plus de vingt ans. Seulement, le visage de Maria Schrader nous apprend, au fur et à mesure du film, que la femme d’avant n’existe plus. Elle ne parle plus, ne rit plus, ne pleure plus comme avant. Mais à observer les sourires d’enfant qui apparaissent sur le visage de Lena, ce n’est pas une tragédie. Si Lena est revenue à zéro, elle a carte blanche pour se réinventer. Et si elle et son mari n’ont plus d’histoire commune, ils ont une terre vierge à explorer. Le flou qui ouvre le film nous annonce cette renaissance. Comme les yeux d’un nourrisson peinent à voir les premiers jours, Lena est filmée à partir du moment où elle reprend connaissance. À son mari de suivre cette nouvelle voie, et d’accepter de perdre l’ancienne. Là réside le saisissant parti pris du jeune réalisateur allemand : le récit du retour à la vie de son personnage cède à un jeu du désir perdu et retrouvé, à une nouvelle chance offerte à ce couple de quadragénaires. Encore faut-il accepter la perte, mais comme lance Lena à la fin du film, il y a en amour « toujours quelque chose qui manque ». Entre eux, les choses se font doucement, imperceptiblement, le temps à l’inconnu de devenir familier. Nous, spectateurs, sommes aussi désarmés que le mari face à cette Lena changeante qui tente pendant une bonne partie du film de singer la femme qu’elle a été. Ainsi lorsque Lena s’entraîne à imiter son ancien rire face à une vieille vidéo d’anniversaire, la gêne monte en nous. En plaçant son actrice face à son Moi antérieur, en Narcisse cherchant à atteindre son reflet, le réalisateur nous contraint à observer l’artifice, la mécanique d’une manifestation de joie en société apparemment si naturelle. Il nous montre l’envers de son spectacle, et du nôtre. Le malaise s’accentue lorsque Lena « se déguise », comme elle l’annonce elle-même, avec ses anciens vêtements et récite devant ses amis une de ses anciennes conférences. La femme devient un automate, son visage, son corps se figent, habités par une autre. La puissance du jeu de Schrader s’engouffre dans cette galerie de miroirs à mesure qu’elle réapprend à interpréter ses émotions, à jouer la femme qu’elle voudrait être, jusqu’à cette scène où elle se dessine des moustaches – comment ne pas reconnaître Charlot ? – et va faire l’amour avec le premier venu. En une minute, on voit sur l’écran de son visage l’impératif du désir céder à la peur, puis à l’ennui, puis à la jouissance, brève et éclatante. Maria Schrader emprunte à tous les registres, le burlesque de Chaplin, la terreur de L’Exorciste, ou le sourire sucré d’une cabarettiste de Brecht pour laisser voir cette mécanique qu’est le jeu de tout acteur. Si elle atteint une telle maîtrise, musicale pourrait-on dire tant son visage obéit à un rythme propre, c’est aussi parce que le réalisateur ne cherche pas à représenter l’enfermement dans une maladie psychique. Lena, à la fin du film, retrouvera même une nouvelle identité sociale. Lena n’est pas folle. Elle est bien plus, elle est innombrable.
Une de perdue…
Lena de Jan Schomburg : amnésie et retour à la vie