Pierre Birnbaum, à près de quatre-vingts ans, n’en revient toujours pas. Stupeur et tremblement. Questionnement infini. Perplexité face à la nature humaine, incompréhension totale de ce qui put être et qui n’aurait jamais dû être. Son dernier livre est l’histoire d’une trahison, celle d’un État français qui bascule dans l’extrême droite, le jour où Vichy en 1940 et sa Révolution nationale, se mettent en place, nourrie des idées de Maurras, de Drumont, de Barrès. C’est d’autant plus dur pour Pierre Birnbaum, qu’il est un des grands spécialistes de l’histoire de cet État qu’il a tant chéri. Cet État qu’il défend avec passion, livre après livre depuis des décennies. Cet État que tant de juifs comme lui ont adoré aveuglément, issu des Lumières, universaliste, protecteur des minorités, émancipateur. Comment se demande-t-il dans ce livre, « ses » chers hauts commis d’état, dont il a toujours défendu l’intégrité, dont il a admiré la ténacité pour enraciner l’esprit républicain en France, ont-ils pu choir si bas, en promulguant les deux statuts juifs infamants, le 3 octobre 1940 et le 14 juin 1941 ? Comment ces institutions(Comment une institution comme le Conseil d’Etat a-t-elle pu…) comme le Conseil d’État a-t-il pu collaborer sans sourciller avec l’infâme Commissariat général aux questions juives, dirigé par les antisémites forcenés Xavier Vallat et Louis Darquier de Pellepoix ? Pourquoi la grande majorité des préfets a-t-elle si facilement participé à la traque des juifs ? Comment l’immense majorité des hauts fonctionnaires en place sous Vichy, a-t-elle pu poursuivre sans être inquiétée par l’épuration, leur carrière jusqu’à leur terme ? Le constat est accablant, on le sait au moins depuis les années quatre-vingt, mais Birnbaum ne voulait pas savoir. Il était dans le déni, ce n’était pas possible. Quand les historiens se penchent sérieusement sur la question des rapports entre Vichy et les juifs, ils décident de ne pas s’y intéresser. Il ne lira pas le livre paru en 1981 de Paxton et Marrus, Vichy et les Juifs, qui démontre la responsabilité écrasante de Vichy dans la déportation des Juifs ; il ne lira pas plus le livre incontournable de Serge Klarsfeld paru en 1983, Vichy-Auschwitz. Il lui faudra attendre les années quatre-vingt-dix et deux mille pour prendre la mesure de la faute de l’administration française de Vichy. Pour perdre ses illusions.
Alors, qu’ajoute ce livre à ce long désarroi de Pierre Birnbaum et à celui des juifs ? Il me semble qu’il s’agit du livre des dernières illusions perdues. Birnbaum fait un travail remarquable d’historien sur sa propre famille, sur sa mère Ruth Kupfermann, juive allemande, sur son père Jacob Birnbaum, juif polonais, et sa soeur Yvonne. En 1942, les parents décident de cacher leurs enfants à Omex, en Hautes-Pyrénées, chez des paysans, futurs Justes parmi les nations, Felicie, Maria et Fabien. Pierre a 2 ans, Yvonne 4. Birnbaum s’est plongé dans les archives départementales et nationales pour retracer le parcours de sa famille. On imagine la frayeur de l’historien défenseur de l’État français, quand il tomba sur des archives, des listes de juifs recherchés, émanant des pouvoirs publics de Vichy, où figurent les prénoms et noms de ses parents, de sa s?ur et de lui-même.
La fin du livre est plus lumineuse. Il rappelle que des Français sauvèrent des juifs, surtout à partir de 1942, au prix de risques très lourds, comme cette famille de paysans qui les cachèrent sa s?ur et lui, et à qui Birnbaum voue une gratitude palpable dans ce livre. Il rappelle qu’on compte 3 418 Justes en France. Est-ce beaucoup ? Est-ce insuffisant ? Est-ce mieux que rien ? Est-ce une honte ? Les protestants, comme ancienne minorité opprimée, firent preuve d’une certaine solidarité. Les catholiques des campagnes aussi. Et d’autres, aussi, simplement par humanité. Comment ne pas réagir d’une manière ou d’une autre quand on voit dans la rue de son village des enfants arrêtés, au seul motif qu’ils sont nés juifs ?
C’est un grand livre.
Pierre Birnbaum, La leçon de Vichy, une histoire personnelle, Seuil, 240p., 20€