« À quel point le miroir doit-il déformer la réalité ? » Dans l’art, s’entend, et dans la littérature en particulier. Le dilemme est vieux comme le monde : a-t-on le droit d’écrire l’histoire d’un autre ? À l’inverse, les Buddenbrooks auraient-ils existé si Thomas Mann s’était refusé à rendre de sa famille le moins flatteur des aperçus ? Car c’est à Mann, Dante et Proust que se raccroche le très raffiné héros de Viens, éditeur tâtonnant dans le brouillard autour d’un cocktail à la dramaturgie sur mesure : une nuit de tempête de neige, les locaux déserts d’une prestigieuse maison d’édition, un cas de conscience. Alors que l’éditeur s’apprête à faire paraître un best-seller, une femme vient lui révéler que son auteur a utilisé un épisode traumatique de sa vie, son agression en Afrique alors qu’elle était en mission pour l’ONU. Dommage collatéral d’une confidence mondaine. Depuis, la femme est devenue « poétesse arithmétique ». Et de fait, il y a beaucoup de mathématique dans ce roman à la précision austère. Construit en cercles concentriques, irradié de chiffres – le nombre d’agresseurs, l’heure qui passe et scande la nuit, le décompte des années et de leurs compromissions – Viens suit les tourments d’un quinqua largué : face à ses responsabilités professionnelles, et au moment même où il doit rédiger un discours sur l’éthique et la littérature, mais surtout face à sa vie, ballet de dupes, mariage de façade avec une ministre, jeunes maîtresses lâchement aimées, lâchement quittées.
Comme dans tous les bons romans à suspense, c’est le processus qui l’emporte sur l’intrigue ; le fin mot de l’histoire – l’auteur a-t-il vraiment vampirisé la vie de la jeune femme, l’éditeur empêchera-t-il la publication –, Jane Teller a l’élégance de le réserver. Slalomant entre différents fragments textuels, pourchassant la vérité de page en page, le lecteur est soumis à la même expérience que le personnage : interroger les pièges de la fiction. Et ainsi, d’un parfait pitch de thriller, Jane Teller tire un grand huis-clos moral.
Buchet-Chastel, traduit du danois par Catherine Lise Dubost, 114 p., 16 euros.