Plus de quarante ans après sa disparition, Elvis Presley reste une icône majeure de la culture populaire du XXe siècle (au même niveau suprême que Chaplin ou Marilyn), le chanteur le plus vénéré par les masses américaines, le recordman de ventes de disques (plus ou moins à égalité avec les Beatles), objet de multiples ouvrages et essais critiques. Aux oreilles de votre serviteur, Elvis est tout là-haut en compagnie de Sinatra, Miles Davis, Dylan, Aretha Franklin, Phil Spector, Prince… Avec ce genre d’artistes majeurs, parfois réduits à quelques signes superficiels aux yeux du grand public, il est toujours bon de rappeler périodiquement ce que fut leur histoire, de donner chair à l’imagerie fixée dans l’inconscient collectif. Ce que s’emploient à faire dans ce roman graphique le journaliste Patrick Mahé et le dessinateur (également chanteur et romancier) Kent. Leur conscience du devoir de transmission à un jeune public est telle qu’elle est inscrite dans la structure même de leur récit : ce sont deux serveuses de la cafète de l’hôpital de Memphis où fut amené le corps du rocker le 16 août 77 qui racontent, bouleversées, l’histoire du King à un jeune collègue, lui-même fan de Kiss et Aerosmith et ignorant tout du géant juste décédé qu’il considère comme un has been. Défilent ainsi l’enfance pauvre du “Pelvis », son premier 45 tours amateur enregistré pour sa mère adorée, la rencontre avec Sam Philips au studio Sun et l’explosion du premier hit, That’s All Right Mama, le Colonel Parker, les shows télé, les tournées, les films (pas terribles mais battant fort la mayonnaise du succès), les femmes… Parallèlement à ces grandes étapes biographiques, les auteurs n’omettent jamais de souligner ce que fut l’art d’Elvis, sa façon de mélanger instinctivement country blanche et blues noir, contribuant à effacer les barrières raciales pré-droits civiques, son charisme de gouape white trash, ou encore l’usage ultra-sensuel de son corps, nouveauté qui constitua un séisme hormonal majeur après l’ère des Bing Crosby ou Sinatra qui chantaient magnifiquement, certes, mais corsetés dans leurs beaux costumes. Côté ombre, Kent et Mahé racontent avec soin la pression du succès, le stakhanovisme des enchaînements tournées-disques, les films de moins en moins bons, les tourments existentiels d’Elvis qui vont l’amener à abuser de médicaments, ou même à tomber pendant quelques mois sous la coupe d’un gourou adepte des philosophies orientales l’éloignant de sa musique. Sans oublier la british invasion (Beatles, Stones and Co) qui contribua à ringardiser l’auteur d’In The ghetto dans les années soixante. Il y aura pourtant le splendide sursaut de 68 avec le show télé “NBC comeback special », proverbial chant du cygne. Les sept ou huit dernières années de sa vie, Elvis reprend le collier des concerts mais sa musique est de plus en plus boursoufflée, dégoulinante, à son image : à chaque apparition, il est de plus en plus gras, abîmé par la fatigue et les excès (de junk food et de médocs), outrancier dans ses tenues et son comportement, quasi monstrueux, incarnation des dérives de l’Amérique et de sa voracité capitaliste (après en avoir incarné ses beautés), même si la voix reste d’or. Comme Marilyn, Elvis a fini par être dévoré par les excès sans limites d’un show-business qui les avait pourtant couronnés. Un enfant nu qui devient roi instantanément, puis chute et meurt prématurément, voilà la matière dont on tisse les mythes.
Mahé connaît parfaitement son Elvis et Kent adopte un style ligne claire rock, dans la lignée des regrettés Yves Chaland ou Serge Clerc. Ils ont opté pour la fidélité à l’Histoire “officielle » qui proclame qu’Elvis a inventé le rock en 54, à l’encontre de visions plus iconoclastes telle celle de l’écrivain Nick Tosches selon lequel Elvis et le business de masse ont détruit l’artisanat noir qu’était le rock avant 54. À défaut de trancher ce débat historico-esthétique, Elvis ombre et lumière constitue une bonne initiation à ce que fut le natif de Tupelo, et un récit toujours plaisant à redérouler pour les “elvistas».