Il y a d’abord cette voix off, ce grain reconnaissable entre tous : c’est Charlotte Rampling. On ne la verra pas, cette narratrice spectrale, mais sa présence, en filigrane vocal, flotte comme une aura autour de Bertrand (Bonello), cinéaste en plein tâtonnement créatif. Pas n’importe quelle aura : celle, maternelle, de sa génitrice, qui raconte les premiers émois esthétiques de son fils, sa fringale d’art, leurs voyages communs. La quarantaine bien sonnée, Bertrand est donc toujours l’enfant – l’être malléable qu’il faut guider. Et Bonello, trimbalant une hébétude lasse, un air de perplexité somnambule, a les yeux d’un gamin qui veille trop tard, se meut au ralenti dans un monde d’ombres équivoques, au seuil d’un univers rendu soudain fantastique. Comme une initiation à l’envers du monde. Ou à son « dos » pour reprendre le terme du réalisateur, Antoine Barraud, qui livre un second long métrage comme un trip ouaté, où zigzaguent des ondes de cocasserie : une traversée des apparences, un rituel de cinéma dont l’initié serait à la fois Bertrand et le spectateur.
Étape numéro un de cette trajectoire : la désorientation. Revenir, comme Bertrand, à un état d’enfance, en deçà des catégories bien tranchées de l’intellect. Retrouver un sens natif du monde, pas encore découpé. Ôter les taies de la logique, pour découvrir autre chose. Antoine Barraud s’en donne à coeur joie, télescope les contraires, brouille, rebrouille les lignes de démarcation. D’abord entre Bertrand le personnage et Bonello son interprète, l’un comme l’autre obsédés par le monstrueux : Bertrand est en quête d’un échantillon de monstruosité dans la peinture pour un projet de film encore très diffus ; Bonello, lui, a fait Tiresia, avec son hermaphrodite. Danse de la réalité et de la fiction. Bertrand s’adjoint donc les services d’une historienne de l’art, Célia, qui lui servira de cicérone parmi les freaks hantant les cimaises des musées. « Une » historienne ? Voire… Tantôt jouée par Jeanne Balibar, avec son étrangeté pincesans- rire, tantôt incarnée par Géraldine Pailhas, le personnage se dédouble. Vertige (et Bertrand ne cite-t-il pas Sueurs froides – Vertigo en VO ?) des identités vacillantes. Mais là où le film remplit pleinement son programme déstabilisateur, c’est au musée, lorsque sous la houlette de sa commentatrice, Bertrand contemple les tableaux. Ni Wiseman (National Gallery) ni Sokourov (L’Arche russe), Antoine Barraud met le cinéma au service d’une critique d’art capricieuse, érudite, sensuelle. Bacon, Balthus, Spilliaert, Moreau, les toiles défilent, recadrées ou provisoirement morcelées par la caméra. Mais toujours avec un tremblement des lignes. Celles qui séparent, par exemple, le spectateur de l’oeuvre. Plan frontal sur Bertrand et Célia, de face : impression d’un couple gémellaire. Plan sur la toile qu’ils regardent : Les Deux Soeurs de Théodore Chassériau. Symétrie du champcontrechamp, deux personnages sur la toile, deux spectateurs en face d’eux : effet miroir. Qui regarde qui ? Échange des places, interversions.
« Dos » encore : tout paraît réversible dans ce film, tout ce à quoi on voudrait se raccrocher se dérobe en permanence, se volatilise pour se retourner en son contraire. Le monde s’est dissous. Débarrassé des grilles qui informent sa perception, l’initié (Bertrand, le spectateur) accède à une autre vision. Une révélation d’ordre esthétique. Le spectateur, démuni, a renoncé à chercher qui se métamorphose en qui, quelle forme représente quoi. Terminus de la quête du sens. Qu’est-ce qui reste alors ? Les nappes lumineuses, les vapeurs brouillées des éclairages. La lumière, soit le principe de la couleur. Une tache rouge s’étend sur le dos de Bertrand : elle donne son titre au film, elle laisse entendre que la chair est aussi peinture, pigment. Et sans doute faut-il avoir cette conviction – que le monde est foncièrement couleur, que les êtres sont une matière colorée – pour tourner des films, peindre des tableaux. Le Dos rouge, ou la métaphysique de la couleur.