Une splendide exposition au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris sonde la peinture – et l’âme – de Zao Wou-Ki. Tour d’horizon en compagnie de François Michaud, co-commissaire.
« Abstrait », Zao Wou-Ki, et ses immenses fresques aux fonds mordorés ou éteints, où des volutes de noir dessinent d’épaisses vrilles, comme des fumerolles opaques ? « Abstrait », le frère d’âme de Michaux (à qui l’exposition emprunte son titre), et ces encres tardives, qui semblent vibrer, animées par les oscillations et les tensions des vides et des pleins ? « Abstraite », cette toile de 1964 qui commémore, dix ans après l’évènement, la fameuse soirée-scandale où les Déserts de Varèse ont offusqué les tympans les plus conservateurs, et où des gouttes de peinture échappées, solidifiées, petites protubérances de matière pure, sont comme déposées sur un vortex opaque ? Certes, et c’est le point de départ chronologique de l’expo, Zao Wou-Ki tourne le dos à la figuration dans les années 50, se détache de la servitude mimétique, de l’anecdote du sujet réaliste. Traits du visage humain, particularités topographiques de tel ou tel site, son pinceau lyrique, fougueux, y est indifférent. Mais cet art du détachement, il le pousse à son point d’aboutissement, à ce « détachement du détachement » auquel aspirait Georges Perros pour la littérature. S’il prend ses distances envers le réel, c’est pour mieux y revenir, pour embrasser une réalité intime, existentielle, pour donner forme et consistance à des états qu’on pourrait dire purs, ou bruts. Des états décantés de tout l’appareil signifiant des représentations habituelles, du code physiognomonique des poses et des attitudes par exemple. Rien de plus poignant, à cet égard, que cette élégie en orange et noir, En mémoire de May (10.03.72), peinte à la mort de sa compagne. François Michaud, co-commissaire de l’exposition, a bien voulu nous guider dans l’espace faussement silencieux de ces oeuvres.
Zao Wou-Ki s’éloigne très vite des réminiscences de la calligraphie chinoise. Pourtant, difficile de ne pas voir dans l’épaisseur et la vivacité de touche de ses noirs des suggestions de signes…
Le signe ne le quitte pas, le paysage non plus. Même quand il est plus gestuel, comme dans cet hommage à Varèse, il y a toujours un rapport à la calligraphie. Il dit de cette période, les années soixante, que c’était un combat. Un combat avec la peinture, un combat avec la toile blanche, contre le silence du blanc. Il dira d’ailleurs qu’il y a beaucoup de bruit dans sa peinture. Je n’ai jamais vu de partitions de Varèse, mais un interprète m’a expliqué qu’elles pouvaient ressembler aux encres de Zao Wou-Ki, avec une constellation de points. On sent bien ici qu’il y a un rapport entre les gestes du peintre, ce qui s’inscrit sur la toile et les gestes possibles du chef d’orchestre. Même s’il ne faut pas aller trop loin dans cette direction… C’est toute la difficulté du rapport à cette peinture. Il est contemporain d’artistes comme Manessier, liés à l’abstraction, qui envisagent d’une certaine façon la toile et ce qui reste du paysage. Ils se connaissent, Manessier aime beaucoup Zao Wou-Ki, qui connaît aussi Soulages. Soulages, lui, élimine tout élément autre que le geste direct. Et Zao Wou-Ki se situe entre les deux.
« Entre les deux », la formule pourrait résumer la démarche de Zao Wou-Ki, Non ? Il rejette la figuration mais pas…
…les accidents de la vie. Il le dit dans l’Autoportrait, ce livre composé à deux, paroles de Zao Wou-Ki, écriture de Françoise Marquet, publié en 1988. On trouve nombre de phrases significatives dans ce livre. Il dira peindre la vie, peindre cette espèce de flux. Il enregistre des états psychiques, des états liés à des circonstances particulières.
Et dans cette exposition, sur grand, voire très grand format…
On a essayé d’expliquer pourquoi on n’a pas voulu faire de rétrospective. On s’intéressait d’abord au grand format, qui pour lui est fondamental. Autour de la mort de May, on assiste ainsi à une sorte d’étirement du format. Aux Etats-Unis, il a ainsi peint pour son frère une oeuvre sur un manteau de cheminée, liée donc au format de la pièce. Ce n’est plus la traversée des apparences, pour reprendre le titre de sa toile de 1956, mais la traversée des limites. Ce que signifie son nom en chinois : « hors limite »…
Cette traversée, c’est aussi une traversée des traditions picturales…
En faisant ce saut vers l’Occident, Zao Wou-Ki apprend des techniques qui sont celles de l’huile, avec des maîtres qui sont, à ce moment-là, entre Matisse et Rembrandt. En arrivant ici, il découvre Paul Klee, non pas à Paris, mais à Berne, en 1951.
Quel est le rapport entretenu par cet ami de Michaux à la poésie ?
Son grand-père était le prototype du lettré tel qu’on pouvait le voir au début du XXe siècle. Pour lui, il n’y a pas de différences entre la poésie, l’écriture, la musique et la peinture. Il pratique ainsi le chant. Quelqu’un m’a dit une phrase que j’ai retenue : « c’est de la poésie qui parle ». J’aime beaucoup cette formule, elle paraît tautologique, car la poésie est parlée – mais il reste que la poésie, on la lit. Toujours est-il que la poésie est très présente autour de lui, nous avons mis l’accent sur Michaux, mais il faudrait penser à Char aussi par exemple. Michaux, au moment où Zao Wou-Ki arrive, écrit un texte dans lequel il réclame une peinture d’une grande violence, qui mette à bas tous les codes. Est-c’est cela, l’appel de Michaux, et l’espèce de violence de Zao Wou-Ki, que tout le monde ne perçoit pas, au demeurant, qui a précipité leur rencontre ? Ou est-ce que, petit à petit, ils s’encouragent mutuellement à aller dans un certain sens ? C’est possible parce que le retour à l’encre de Zao Wou-Ki, on sait que c’est Michaux qui l’a poussé à l’effectuer.
La notion d’hommage – à Varèse, à Malraux – semble essentielle chez lui. Pourquoi ?
Il aime le monde des stèles funéraires, en particulier tout ce qui vient de la période Han. Cette façon de rendre hommage et de le dire, il le fait très tôt, en honorant par exemple la mémoire du grand poète classique Tou Fou, puis ce sont des peintres plus proches de lui. Quand François Cheng parle de Zao Wou-Ki comme de l’homme du double rivage, bien sûr, pour nous c’est l’Occident et l’Orient, mais on ne peut pas ne pas imaginer qu’il y ait cette autre traversée, ce passage avec des morts…