Hormis les fervents amateurs du cinéma asiatique, l’œuvre de Lino Brocka n’est pas aussi connue des cinéphiles qu’elle le mériterait. Car disons le tout net : la puissance émotionnelle de certains de ses films égale les sommets des filmographies de Douglas Sirk, de Rainer Werner Fassbinder, de Shohei Imamura ou de Martin Scorsese. Pourquoi précisément ces exemples ? Parce que les films de Lino Brocka fondent ensemble mélodrame exalté et plongée épileptique dans les marges miséreuses ou interlopes des grandes villes. Il n’est qu’à, pour s’en convaincre, regarder Insiang (1977) et Manille (1975), deux sommets réunis dans un coffret DVD et disponibles actuellement dans le Vidéo Club en ligne de Carlotta.
Voilà deux films mettant en scène des personnages de femmes (interprétées par la même actrice : Hilda Koronel) exploitées et violentées par une société machiste, prédatrice et tyrannique, la société qu’installa aux Philippines la dictature de Marcos et contre laquelle Brocka milita si activement d’ailleurs qu’il fit de la prison. Des femmes meurtries mais parfois secourus par des hommes aussi courageux que tendres. Des femmes meurtries mais sublimées par une mise en scène opératique qui ne recule – tant dans l’emploi des couleurs que dans le choix de certains tableaux et situations – ni devant le kitsch ni la candeur (comme SIrk, donc, ou le Mulligan de L’Été 42).
Mais ce kitsch et cette candeur se soutiennent d’être frottés à une âpreté sexuelle et une violence intense, une âpreté et violence rendues palpables par un montage heurté et une utilisation bruitiste de tous les sons possibles : bruits de la ville, cris et chuchotements des voix, éclaboussures musicales en tout genre. Servis par une direction d’acteurs hypersensible, Manille et Insiang s’offrent comme des coulées qui agglomèrent différents genres narratifs, différentes humeurs et différentes tonalités affectives dans un même irrésistible flux émotionnel.Il est des grands films qui sont des prières (ceux de Rossellini, de Mizoguchi, de Malick, de Zurlini). Il est en d’autres qui sont des cris (ceux de Watkins, de Fassbinder, du Free Cinema, de Terence Davies). Insiang et Manille font sans conteste partie de cette deuxième catégorie. Des cris si peu forcés, si peu artificiels ; des cris si blessés et sincères que – plus de quarante ans après leur réalisation – ils nous attrapent dans leur spirale vertigineuse et font saigner quelque chose en nous. Et cela, sans doute, pour le meilleur. Car savoir écouter ces cris, les laisser nous traverser – comme nous les faisons d’ailleurs des prières – nous rendra peut-être un peu plus humains.