Hanna Krall est à la Pologne ce que Svetlana Alexievitch est à la Russie. Journaliste et écrivain, elle a mené le reportage littéraire dans les sphères intimes, les cuisines et les arrière-cours, les alcôves sombres et taboues du XXe siècle. Elle qui, comme Alexievitch, a grandi dans un pays d’informateurs et de rapports, se réapproprie cet art des notes, au service d’une quête inlassable de vérité. La Shoah telle qu’elle a été vécue, organisée, dissimulée en Pologne constitue le noeud de ses cinquante dernières années d’écriture. Elle-même survivante, fille de déportés, pose inlassablement la question de la possibilité de l’holocauste dans le pays où après-guerre elle a choisi de rester, parmi les survivants, et les bourreaux. En 1977, elle publiait Prendre le bon Dieu de vitesse, livre d’entretiens personnels avec Marek Edelman, le dernier dirigeant survivant de l’insurrection du ghetto de Varsovie. Le monde découvrait alors la manière d’Hanna Krall de faire advenir la vérité, sa réflexive obstination, son regard amoral, nourri d’une empathie retenue, et d’une attention constante au détail. Ainsi décrit-elle dans Les Vies de Maria, le lieu de son travail, les archives : « jadis, l’endroit abritait des écuries, on y gardait des chevaux et des calèches. C’est là également que logeaient les huissiers de justice. À présent, l’espace est occupé par des rayonnages chargés de dossiers, treize kilomètres d’étagères remplies de crimes, de délits et de malheur. ».
Fille spirituelle de Kafka, Krall a beaucoup à voir avec l’écrivain-assureur de Prague qui a fait littérature de la réalité du terrain. Les Vies de Maria se construit d’une voix à l’autre, d’un témoignage à l’autre, réécrits bien sûr, mais toujours vrais nous assure l’écrivain. Au départ, il y a le récit de la fillette juive qui pendant la guerre doit être protégée par deux « parrains » qui la feraient passer pour catholique. Mais ceux-ci, craignant de parjurer l’Église, se rétractent. Cet épisode, Hanna Krall l’a raconté à son ami, le cinéaste Krzysztof Kieslowski qui en a fait la matière de son Décalogue 8. Mais des dizaines d’années plus tard, Hanna Krall décide de retrouver J.S., l’homme qui a finalement abandonné l’enfant. De J.S., elle dérive vers Eryk Von Z., comte allemand, personnage singulier et insaisissable, puis vers sa fille, Gizela… Au gré de cette chaîne d’anonymes à qui Hanna Krall donne corps et voix, se dévoile un pays, une époque, un inconscient collectif, blessé, coupable, déboussolé. Les Vies de Maria fait vivre ce lieu de la faute, individuelle et collective, qu’était l’Europe d’après-guerre. On retrouve ce désir de vérité ainsi que cette culture du silence dans Le Roi de Coeur, roman-récit somptueux d’Hanna Krall, adapté au théâtre en octobre prochain, par un autre de ses amis, Krzysztof Warlikowski. Alors que les éditions Noir sur Blanc s’apprêtent à publier une série de ses livres inédits, dont prochainement le très beau Les fenêtres, rencontre avec l’une des grandes dames du reportage littéraire, grâce à la complicité de sa brillante traductrice, Margot Carlier.
Vous qui avez tant écrit sur la mémoire juive polonaise, pourquoi avez-vous ressenti le besoin de revenir sur cette histoire précise des Vies de Maria ?
J’ai écrit Les Vies de Maria, car j’avais deux questions à résoudre. L’une concernait Krzysztof Kieslowski ; l’autre, le couple qui joue un rôle primordial dans son film, Le Décalogue 8. Tu ne mentiras pas. C’est moi qui lui ai raconté l’histoire qu’il rapporte dans son film, celle d’une fillette juive, privée de baptême. Je suis cette fillette. Je connaissais les personnes qui devaient me servir de parrain et de marraine. C’était des gens très gentils, très pieux, et c’est justement parce qu’ils étaient profondément croyants qu’ils s’étaient rétractés, refusant ce baptême. Ils ne voulaient pas mentir, proférer de faux témoignages à l’Église, devant Dieu. Depuis, je ne les avais jamais revus. J’ignorais ce qu’ils étaient devenus. J’espérais sans doute que l’un ou l’autre serait encore vivant, que je pourrais leur demander… mais demander quoi au juste ? Pourquoi l’ont-ils fait ? Ou plutôt pourquoi ne l’ont-ils pas fait ? Au fond, j’avais envie de leur parler, de savoir, de comprendre. Et ensuite d’expliquer à Krzysztof comment les choses s’étaient passées. En RÉALITÉ. Dans la vraie vie, pas dans son film.
Dans votre livre, la figure de K. Kieslowski est superbe. Aviez-vous envie de lui rendre hommage ? De faire vivre sa manière d’être, de travailler, d’inventer La Double vie de Véronique ?
Mon amitié avec Krzysztof Kieslowski a duré plus de vingt ans. Il a été présent dans ma vie, et forcément dans mes livres aussi. Il apparaît à plusieurs reprises dans La Sous-locataire, le livre où je me dévoile pour la première fois. On le retrouve également dans mes livres suivants. Sa présence dans Les Vies de Maria s’imposait pour des raisons évidentes. J’apprécie particulièrement ses premiers films, tournés en Pologne. Par la suite, dans ses films européens, il racontait un monde que je ne connaissais pas, s’éloignant de plus en plus du documentaire, ou du para-documentaire, le domaine où il excellait tant.
Prenons La Double vie de Véronique, lorsqu’il m’avait montré le scénario, je lui avais dit que cette histoire me semblait créée de toutes pièces, invraisemblable, voire improbable. Et Krzysztof de répondre : « contrairement à ce que tu crois, ce genre d’histoires arrive parfois dans la vraie vie. ». Pour preuve, il m’en a envoyé deux – deux histoires construites selon le schéma d’un film de fiction, exactement comme pour Véronique. La double vie du lieutenant W. et la double vie de Władysław Sokół. Il me les a envoyées après sa mort, oui, et alors ? Cela n’a rien d’extraordinaire ! Pour Kieslowski, tout était possible.
Le livre orchestre une polyphonie, comme si d’une histoire, en naissaient mille. Est-ce une garantie de vérité, ce miroir de témoignages ?
Elle reflète celle de la vie, dans toute sa complexité… Une histoire en appelle une autre, puis une autre, et une autre encore… J’essaie simplement de les suivre, de ne rien en perdre. C’est sans doute le volet le plus intéressant du travail d’un reporter. On ignore ce qu’on va découvrir, qui on va rencontrer et ce qu’il nous révélera… Comme à la montagne, on ne sait jamais ce que cache un sommet, un coteau, où nous mènera un sentier. Parfois, l’écrivain s’écarte du fil de la narration. Dans Les Vies de Maria, je m’éloigne de la trame principale, pour parler de Milena Jesenskà, par exemple. Pourquoi ? Parce que le peintre Von Zedtwitz avait un cousin du même nom, qui collaborait avec Milena, je devais donc écrire sur elle aussi. Quant à Milena, elle nous renvoie directement à Franz Kafka. D’où les lettres de Kafka, écrites à Merano, la ville où Marek Edelman pensait emmener Grazyna Kuron… Et ainsi de suite. C’est la vie qui m’inspire, qui me dicte la façon de construire mes livres, qui influe sur mon écriture.
Le rapport à la vérité de K. Kieslowski et le vôtre divergent. En quoi ces rapports sont-ils profondément différents ?
Je suis et j’ai toujours été reporter. Le reportage est un récit qui raconte des faits réels. Kieslowski aussi commença par le reportage, c’est-à-dire par le film documentaire. Petit à petit, il s’en est écarté pour se consacrer à la fiction. Du reste, je pense qu’il serait plus approprié de dire : à la création. Je lui ai parlé peu avant sa mort et j’ai eu l’impression qu’il avait envie de faire marche arrière, d’abandonner cette voie où l’artiste remplace Dieu. Dommage qu’il n’ait pas réussi à prendre le bon Dieu de vitesse.
Le livre fait vivre, en parallèle, les victimes et les bourreaux, à la manière de La Double vie de Véronique. À l’image aussi de leur coexistence dans la Pologne d’après-guerre ?
Il ne s’agit pas, pour moi, de faire vivre en parallèle les victimes et les bourreaux. Ce qui m’importe, c’est de montrer que le bien et le mal coexistent toujours. Je dois dire qu’avec le temps cette proximité m’intrigue de plus en plus. Dans un même village, l’un sauve, l’autre tue. Pourtant, ces deux personnes ont souvent grandi ensemble, ont respiré le même air, sont allées à la même église, ont prié le même Dieu. Comment nos choix se décident-ils ? En fonction de quoi ? Ce que l’on qualifie de « politique historique » se complaît à raconter de beaux exploits, à souligner l’héroïsme d’une nation. On parle moins volontiers du mal, on le mentionne vite fait, à contrecoeur. Cette attitude relève non seulement du mensonge, mais elle est dangereuse. Lorsqu’on dissimule le mal, on empêche les gens de réfléchir. Par conséquent, nous ne nous demandons plus : et moi, comment me serais-je comporté ? Est-ce que j’aurais porté secours ? Est-ce que j’aurais eu peur ? Je n’aurais sûrement pas dénoncé, non sûrement pas moi. Mais la réponse, on ne la connaît point. Celui qui n’a pas été confronté à l’épreuve ne se connaît pas vraiment. Et s’il ne se pose pas de questions, il sera démuni et impuissant face à l’extrême.
Quel rôle la question du rôle des Polonais face aux Juifs joue-t-elle dans votre travail ?
Par rapport à la Shoah et la tragédie juive, le plus important pour les Polonais, ça a toujours été les Polonais eux-mêmes : comment se sont-ils comportés, combien de vies ont-ils sauvées, ont-ils dénoncé, tué… et, d’ailleurs, étaient-ce vraiment les Polonais qui tuaient ? Voilà le genre de questions qu’ils se posent. Au fond, les Juifs sont restés seuls avec leur mémoire de la Shoah. Ils étaient seuls à l’époque et le sont encore aujourd’hui.
Michael Schudrich, le grand rabbin de Pologne, m’a raconté qu’un jour il avait reçu la visite d’une femme. « Une blonde sympathique, souriante, une Polonaise type », précisa-t-il. Cette femme avait huit ans quand elle avait vu un Allemand fusiller une fillette juive. Elle se souvenait exactement comment la petite était habillée, qu’elle portait une robe de velours avec un col blanc en dentelle. Elle se souvenait que le souffle de la balle l’avait fait vaciller et qu’elle était tombée. La femme avait l’impression que cette fillette la regardait avant de mourir. Elles se regardaient l’une l’autre jusqu’à la fin. Plus de soixante ans ont passé depuis, mais cette femme se souvient toujours de la fillette, de sa robe et de son regard… « Que dois-je faire, Monsieur le rabbin ? Après ma mort, cette fillette ne sera plus dans le souvenir de personne. » Le rabbin avait lu et entendu beaucoup de choses sur la Shoah, mais cette Polonaise, une femme simple, l’a troublé. « Je sais parfaitement, m’a-t-il dit, que le sort des Juifs était horrible, mais celui des bystanders (spectateurs) polonais n’était pas enviable non plus. T’en penses quoi, hein ? ».
Je connais des histoires similaires. Des femmes – car ce sont toujours les femmes qui m’en parlent, jamais les hommes, j’ignore pourquoi – qui avaient huit ou neuf ans à l’époque se souviennent de leurs petites camarades juives. Une telle a vu des fillettes juives courir de maison en maison, frapper à la porte de leurs petits poings en criant oy gevalt ! oy gevalt (Au secours !) ! Mais aucune porte ne s’était ouverte. Une autre se rappelle son amie qu’un Allemand emmenait… Elle voulait s’approcher, supplier l’Allemand de la relâcher, car c’était sa meilleure amie, mais elle ne s’était pas approchée… n’avait pas supplié… Krzysztof Piesiewicz, avocat et scénariste de Kieslowski, a trouvé un terme pour cela : la faute « non condamnable ». Elle échappe à la loi, impossible même de la préciser. Pourtant, ce sentiment de faute accompagne nombre de bystanders polonais ; ils sont vieux, ils savent que leurs jours sont comptés. Ils emporteront avec eux les images des gens conduits à la mort, mais pouvaient-ils seulement les aider ?
La question de l’héroïsme, vous vous y étiez déjà confrontée avec Marek Edelman, elle revient ici avec Milena. Vous intéresse-t-elle ?
Oui. De manière générale, je m’intéresse aux héros, mais seulement lorsque tout est fini. Quand la poussière de la bataille retombe, que le silence se fait autour, et que vient le temps de la réflexion. Mes héros ne sont jamais vaincus. Ils peuvent être fatigués, mélancoliques, ou aigris.
Ce fut justement le cas de Marek Edelman dans mon livre Prendre le bon Dieu de vitesse. À la fin de la guerre, il a parcouru la Pologne et le monde. Il voulait savoir s’il pouvait continuer à porter secours, si quelqu’un avait encore besoin de lui. Personne n’avait plus besoin de lui. Il n’avait pas le discours que les gens attendent d’un héros. Il parlait sans hausser la voix, sans pathos… Il est rentré chez lui, s’est couché et s’est endormi. Il a dormi des jours et des semaines. Aujourd’hui, on aurait dit qu’il faisait une dépression, mais à l’époque ce mot était rarement employé. Il était épuisé et il dormait, tout simplement. C’est finalement la médecine qui lui vint en aide ; en devenant médecin, il comprit qu’il pouvait de nouveau sauver des vies. Lechosław Gozdzik est un autre héros « après coup ». En octobre 1956, ouvrier à l’usine automobile, il a été le leader de la grève, une sorte de Lech Wałesa de l’époque. Lorsque la grève générale prit fin, déçu par le pouvoir communiste polonais, il quitta Varsovie. Il disparut littéralement. Personne ne savait où il se trouvait, ni ce qu’était devenue sa vie.
J’ai réussi à le retrouver – je ne cache pas que j’en suis fière –, en 1980, peu après les fameuses grèves dans les chantiers navals de Gdansk. Il vivait dans un petit village de bord de mer, il avait un bateau, il était pêcheur. Il a été invité par Wałesa au premier congrès du syndicat Solidarité. Il s’est lié d’amitié avec Marek Edelman. Chaque année, le 19 avril, le jour anniversaire de l’insurrection du ghetto de Varsovie, il accompagnait Edelman au monument érigé à la gloire des combattants. Marek allumait un flambeau toujours au même endroit, à l’emplacement du bunker où les dirigeants de l’insurrection s’étaient suicidés. Gozdzik, lui, protégeait la flamme du vent.
Diriez-vous que vous avez une mystique du concret ? Je pense à la façon dont vous énumérez les objets juifs collectés pour le musée…
En tant qu’écrivaine-reporter, j’ai toujours raconté le monde à travers le détail. Quand j’écrivais sur la Pologne communiste, je montrais la réalité de cette époque par le biais de quelques éléments particuliers : des pulls (portés à la place des costumes par les dissidents), la petite Fiat polonaise (voiture de rêve de tout Polonais), les files d’attente devant les magasins d’État, des fèves au lard (le plat de base des restaurants bon marché, appelés les bars à lait), et ainsi de suite. Quand j’ai commencé à écrire sur la Shoah, les détails ont évidemment changé. Un détail a ceci de particulier qu’il est d’emblée compris au sens littéral (il n’est que ce qu’il est), mais il peut aussi devenir une métaphore, prendre une autre signification. Theodor W. Adorno l’explique très bien dans son essai sur Kafka. Un fauteuil dans un salon est un meuble on ne peut plus banal. Mais dans un abri où se cachent des Juifs qui étouffent un vieillard, un des leurs, parce qu’il est pris d’une quinte de toux, ce même fauteuil devient soudain le symbole de l’enfer. Un chapeau bleu marine est juste un couvre-chef, mais lorsque Maria Ostrowska le coiffe avant de se rendre au commissariat allemand pour faire sortir une fillette juive et sa mère, il devient un acte de dignité, un symbole de la résistance, du refus de se laisser déshumaniser. Les objets collectés pour le musée juif Polin – vaisselle, lunettes, semelles, chaussures, bulletins scolaires, enseignes de magasin –, sont autant d’accessoires d’un monde disparu. La Shoah éleva tous ces objets de la vie courante au rang de symbole.
L’importance d’écrire les noms semble très forte dans le livre…
Les noms attestent que les gens dont je parle dans mes récits ont réellement existé. Ils ont vécu dans des lieux concrets. La plupart d’entre eux n’ont pas de tombe. Qu’ils restent au moins sur les pages de mes livres. Ainsi dans mon prochain livre, à paraître, Les synapses de Maria H, une autre Maria apparaîtra. Comme le titre l’indique, il traitera encore de la mémoire. Mais c’est une tout autre Maria… Cela dit, elle non plus ne fut pas ménagée par le sort : elle s’était échappée du ghetto de Varsovie, avait réussi à sortir du 82ème étage du World Trade Center… C’est aussi ça, la vie.