Son Journal de confinement est devenu pour beaucoup un instant poétique dans un quotidien de statistiques, de discours et contre-discours. Saluons d’abord la performance de l’écrivain Wajdi Mouawad d’écrire chaque jour, pendant près de deux mois, un monologue d’une vingtaine de minutes dans une écriture qui cède si peu à la facilité ou au commentaire. Ensuite, saluons l’acuité sensible qu’il dévoile de jour en jour, cette manière de tournoyer autour de la douleur, en dérivant à partir du détail le plus simple : la fenêtre si bien nettoyée qu’elle ne se voit plus, le chat qui observe les habitants de la maison devenus plus casaniers que lui, l’enfant qui interroge l’adulte déboussolé, le jardin public fermé au public, le message téléphonique de l’amie, réécouté des années plus tard. On retrouve là la force narrative de l’auteur de Tous des oiseaux, cet art de la dérive de l’individu intime, au drame historique.
Dans ce Journal, Wajdi Mouawad délimite les barreaux invisibles de notre cage ; la peur, l’incertitude, l’isolement. Il trace aussi les contours de notre métamorphose, l’imperceptible glissement qui transforme notre rapport aux autres. Et puis il nous rappelle que notre vie au théâtre n’a plus lieu d’être. Simplement de l’entendre chaque jour, renvoie aussi le public de Mouawad, et de ce théâtre habité et poétique qui lui ressemble, à sa solitude.
Le Théâtre de la Colline qu’il dirige a dû fermer ses portes, et abandonner notamment l’une des plus belles promesses de cette fin de printemps, la reprise et réécriture de Notre Innocence, sa pièce sur la jeunesse. Pour combler l’absence de théâtre, les acteurs proches de la Colline se réinventent en jouant, par téléphone, des textes choisis. « Au creux de l’oreille » se révèle un heureux dispositif pour entendre in vivo de très beaux textes. C’est là la grande question de Wajdi Mouawad en ces temps de déconfinement, réinventer un lien qui permettrait à cette communauté sans nom qui se réunissait hier dans les salles de spectacle, de reprendre vie. Une pensée du théâtre, qui est une pensée de l’existence collective.
Vous mettez en ligne chaque jour ce Journal de confinement qui est devenu pour beaucoup un rendez-vous essentiel, une présence dans l’absence de théâtre… L’avez-vous voulu ainsi ?
Il y a un peu plus d’un mois, lorsqu’on a commencé à sentir ce qui allait se passer, je me suis posé la question de ce que le théâtre pouvait faire. Comment être dans un rapport au public qui ne serait pas celui du divertissement mais de la présence ? Être présent par des gestes qui ne nous dénaturent pas. D’emblée, l’idée de mettre en ligne des pièces ne me satisfaisait pas totalement. J’ai donc pensé à ce que je faisais tous les jours, écrire. C’est une écriture ni philosophique, ni fictionnelle, ni politique. Ce Journal, c’est un terrain vague, on ne sait pas trop à qui il appartient, mais vous pouvez jouer dedans. C’est de l’ordre du vagabondage. Les lives des journaux, les analyses politiques, les paroles d’experts nous noient, mais il y a très peu de choses qui sont de l’ordre du vagabondage, de la poésie aujourd’hui. Peut-être parce qu’on pense que ce n’est pas le moment, que la poésie c’est seulement quand tout va bien. C’est un tout petit espace d’action, voilà pourquoi j’utilise cette image des poissons pilotes aux côtés des gros requins. Mais les poissons pilotes sont essentiels, ce sont eux qui nettoient aux passages des requins. Si l’on veut faire du théâtre, il faut faire le deuil d’une grande audience, accepter que l’on atteigne seulement les gens un à un. L’opération « Au creux de l’oreille », c’est cette idée : un acteur s’adresse par téléphone à une personne, cela reste dans la mémoire de celui qui a parlé, et de celui qui a reçu le texte. Et là aussi, ça se rapproche plus du théâtre.
Il y a des passages très intimes, sur votre famille, sur vous-même. Dans quelle mesure avez-vous ressenti que ce dévoilement était nécessaire ?
Quand on écrit ce genre de choses, ce n’est pas de l’ordre d’une oeuvre, je n’ai pas de personnages dont je dois écrire la dramaturgie, c’est un terrain, mais il doit être vague. Donc non déterminé. Le point de vue doit continuellement changer comme lorsqu’on se promène dans un terrain vague, et que l’on trouve des objets qui nous rappellent une chose, et puis une autre. Si je parle de mon père de quatre-vingt-douze ans qui vit dans un EHPAD, c’est pour parler de tous ceux qui sont dans la même situation que lui. Parler de mon fils, c’est parler de tous les enfants. En principe, quand je suis en train d’écrire une pièce de théâtre, je ne me préoccupe pas du public, mais là, c’est important pour moi de savoir que quelqu’un écoute.
Vous qui avez expérimenté l’exil, pensez-vous que vous avez une approche particulière de cette solitude que nous traversons ?
Nous avons tous connu la solitude, au cours de chagrins d’amour, dans des classes, ou en retenues. J’ai le sentiment que les gens vivent comme s’ils n’étaient pas les élus qui allaient entrer dans l’arche de Noé. Beaucoup d’entre nous agissent comme s’ils avaient pris conscience qu’il n’y avait pas de place pour eux, et donc qu’ils sont perdus. Cela ne concerne pas tout le monde, parce qu’il y a aussi de l’entraide, de la solidarité, mais je perçois aussi beaucoup de frayeur. C’est une forme d’exil que les gens découvrent. C’est un exil qui vient du fait de rester chez soi. Mais je pense beaucoup à la guerre civile, aux confinements dus aux bombardements et aux cessez-le-feu continuels que le Liban a connus pendant dix-neuf ans. Quand la guerre civile s’est terminée, lorsqu’il y eut des signatures d’accords, il y a eu beaucoup de perdants, mais ces accords ont mis fin à la violence. Le remède ou le vaccin, c’est la signature des accords de fin de guerre, et tant qu’on ne les aura pas, on doit rester sur un qui-vive continuel.
Il y a aussi ce «nous» qui est très présent dans le Journal. Vous sentez-vous on ne peut plus homme parmi les hommes ?
La dernière fois que l’ensemble de l’humanité a vécu une expérience commune ce fut il y a soixante-dix mille ans, lorsque nous vivions dans des cavernes, et que nous n’étions pas encore séparés de la première tribu, quelque part en Afrique du Sud. Depuis, on n’a jamais vécu sur le plan mondial, quelque chose ensemble, comme ce confinement. Oui, bien sûr, plus que jamais homme parmi les hommes, puisque nous vivons une catastrophe à l’échelle de la planète. Ça donne le vertige, et cela exige un Nous ; le « Nous » est un moyen de s’interroger, lorsque j’écris « et nous, quel sacrifice allons-nous faire ? » je ne peux pas poser la même question à la première personne du singulier.
Vous qui poursuivez un dialogue infini avec les tragiques grecs, les relisez-vous en cette période de crise ?
Il y a un texte que je relis énormément en ce moment, c’est Prométhée enchaîné, car il lui est impossible de quitter son rocher. Ce qui me touche aussi chez Prométhée, c’est l’amour qu’il a des humains, un sentiment qui me manque beaucoup en ce moment. Il y a en France une sorte d’inflammation aiguë du sens critique qui s’est cancérisé pour devenir une violence verbale folle, et contre tout. Cette violence verbale tombe dans l’indignation, et se moralise à outrance. Le sens critique, qui est en soi formidable, a perdu de son exigence, donc de sa retenue, et surtout de sa critique envers lui-même. Or sans cela, le sens critique n’a plus de sens. Ce que je trouve formidable chez Prométhée, c’est qu’il ne perd jamais ce sens critique, mais il place l’amour au-dessus, l’amour du don, de la générosité. Prométhée dit : vous pouvez me dire ce que vous voulez, mais j’aime les mortels, un point c’est tout. Et je trouve cela bouleversant. Je lis aussi un livre que je n’aime pas du tout, mais que je lis beaucoup, c’est L’Apocalypse de Jean. Ça m’énerve, mais c’est bon que cela m’énerve, parce que je crois que ce qui est posé, un dévoilement qui ouvre à des catastrophes, me désespère. Faire dialoguer Prométhée avec Jean c’est passionnant, les deux sont Grecs, l’un et l’autre peuvent se lire ensemble.
Vous parlez aussi de Kafka, lors de votre récit de Prague, pensez-vous à son Journal en écrivant celui-ci ?
La lecture de Kafka a été très révélatrice pour moi. J’avais seize ans, et après la Métamorphose, j’ai lu toute son oeuvre. Grâce à lui, à seize ans, j’ai commencé à écrire un journal. Puis je me suis détaché de ce tropisme absolu, j’ai même vendu les livres de Kafka, et je n’ai d’ailleurs gardé que le Journal. Quant à mon journal, il est devenu autre chose.
«Comment la poésie peut-elle soigner ?» Vous interrogez-vous dans la présentation du Journal. Vous adressez-vous à des esprits que vous jugez blessés ?
Grâce à votre question, je prends conscience qu’il n’est pas acquis que nous sommes tous blessés. Je le crois pourtant. Enfant, j’étais convaincu que nous voulions tous être artistes, et que certains n’y arrivaient pas. J’ai cru, jusqu’à l’âge de trente ans, que les gens allaient voir une oeuvre pour être bouleversés, avant de comprendre que certains ne supportaient pas l’émotion. Oui, je pars du principe que nous sommes tous blessés. Sophocle écrit dans Antigone, « heureux celui qui de sa vie n’a jamais connu le malheur », mais lorsqu’il écrit cela, il pense que ça n’existe pas. Si l’on vivait dans un monde de poésie, la sociologie pourrait consoler. Mais comme on vit dans un monde gouverné par la sociologie, l’économie, la politique et la philosophie, la poésie est si absente dans notre rapport au monde, que lorsqu’elle apparaît, elle peut avoir un rôle thérapeutique.
Il y a ce sentiment d’inutilité de l’artiste en temps de crise qui devient assez prégnant, le ressentez-vous aussi ? Comment parvient-on à écrire lorsqu’on est habité par un tel sentiment ?
Il est possible qu’une partie de la population perçoive les artistes comme des feignants, hier on les traitait d’aristocrates, aujourd’hui de bobos, Kantor en a fait un spectacle qui s’appelle Qu’ils crèvent les artistes. Ce titre vient d’une anecdote racontée par Georges Banu : Kantor faisait une exposition, et il est arrivé très tôt dans le lieu où se préparait l’exposition, la femme de ménage était là, énervée, elle ne devait pas passer le balai pour ça, alors quand le commissaire de l’exposition lui a dit, mais madame, c’est pour l’oeuvre d’un artiste, elle a répondu, et bien qu’ils crèvent les artistes ! Et ce rejet a tellement frappé Kantor, il y a entendu tellement la vérité, qu’il a décidé d’en faire une pièce. Je pense qu’une partie de la population pourrait reprendre à son compte cette expression. Quand on regarde un film, on tire les rideaux. L’artiste devient indifférent, non pas par mépris, mais par concentration. Mais les artistes ne sont pas en manque d’amour, ils ont en général dompté ce sentiment dans le rapport à leur travail qui est insupportable pour bien des gens.
Vous deviez remonter Notre Innocence en juin, cette pièce sur la jeunesse, et son désespoir. La jugez-vous aujourd’hui particulièrement en écho avec le présent ?
Nous nous sommes beaucoup posé la question avec les comédiens, on se disait qu’il faudrait peut-être rallonger le spectacle, le doubler : d’abord on jouerait le spectacle tel qu’il était, puis au milieu, on le jouerait tel qu’on pouvait l’imaginer maintenant. C’était assez excitant, malheureusement on ne pourra pas le faire, puisqu’on ne sait pas quand les salles pourront rouvrir.
Dans l’épisode du Journal du 16 avril, vous dites que le 11 mai est plus une « lame de rasoir » qu’un horizon véritable. La peur de l’autre, pensez-vous qu’elle perdurera ?
Elle risque de se transformer. Cette pandémie nous aura fait comprendre que depuis un certain temps nous vivons les uns à côté des autres, et non les uns avec les autres. Mis à part quelques communautés, nous ne vivons pas ensemble. Nous allons donc retrouver ces autres, qui sont devenus des dangers, et je crains une tension. Deux mois de confinement ne nous permettront pas d’accéder à une spiritualité qui nous permettrait de mieux tolérer les autres.
Craignez-vous cette peur de l’autre pour le théâtre, son avenir ?
Je ne vois pas, pour le moment, comment les gens vont accepter de venir au théâtre. De notre côté, nous nous questionnons sur les répétitions, qui sont embrassades, corps rapprochés, accessoires à manipuler, postillons ! Alors quoi, on fait que des solos ? Et comment ça va se passer avec les accessoires ? Le théâtre est tellement à l’opposé de tout ce que l’on vit, il est piégé. Aurons-nous tous la capacité, avec nos équipes, de transformer nos théâtres ? J’y travaille, je l’espère.
Que peut le théâtre si toute forme de communauté est conçue comme un danger ?
Il peut inventer une manière de permettre aux gens d’être ensemble, pour de vrai. Je crois qu’être ensemble autour d’une parole poétique, est l’acte même du théâtre. Non pas politique, mais po-éthique. Poésie et éthique mélangées, ça fait po-éthique.
Comment va la Colline, en cette période ?
La Colline tout en gardant le lien avec le public, réfléchit au déconfinement, pour inventer autre chose. Doit-on faire une saison, avec le risque des spectacles annulés ? Je me méfie d’un retour à la normale. Je ne crois pas que nous puissions reprendre là où ça s’est arrêté. Il faut que l’on se pose des questions entre artistes, est-ce que les spectacles que nous préparions avant ont encore un sens ?
Pourriez-vous faire oeuvre, une pièce ou un roman, de cette expérience du confinement ?
Dans l’immédiat, je ne pourrais pas. Il y a un chemin entêté en moi qui suit des histoires et des récits qui sont là depuis très longtemps. Comme je suis traversé par cette question du fracas immense, qui se traduit par des déviations entre des gens qui s’aiment, et la manière dont ils se détruisent sauvagement, dans cette espèce de tension perpétuelle entre la volonté et l’instinct, je ne peux pas dévier de ce chemin-là. Je vais faire les pièces que j’ai en tête, sans les adapter à la situation, mais en étant bien sûr traversé par ce que nous sommes en train de vivre. J’aurais peut-être envie de parler de l’enfermement d’une autre manière, d’ailleurs les quatre premières pièces que j’ai écrites ne parlent que de gens qui se cloisonnent pour trouver un espace qui leur appartienne.
Ce Journal, est-ce aussi une possibilité de saisir notre métamorphose face à l’expérience de cet isolement forcé ?
On n’est pas obligé de regarder le confinement de manière frontale. Lorsque vous parlez d’un labyrinthe, de Noé, vous regardez la situation d’un autre angle. Comment dire aux gens qu’ils sont bien plus riches qu’ils ne pensent l’être ? Je crois qu’il ne faut pas s’aliéner, à ressasser le confinement, l’épidémie, la fièvre, la toux, le test, le travail, le confinement, la toux, le confinement, la fièvre… il faut absolument élargir le vocabulaire.