Il se présente devant un mur orange et nu, souriant comme toujours. Didier Deschamps est pourtant confiné, et pour un danseur, cette claustration implique un drame insoupçonnable. Mais, face à la caméra de Chaillot, il lève la jambe, un bras, et soudain, même dans le minuscule espace qui lui est imparti, le danseur danse. Et de savoir que le danseur danse dans notre époque médusée, comme sidérée sous le regard de cette Méduse virale de 2020, s’avère rassérénant. Voir un homme déployer son corps dans l’espace, aussi étroit soit-il, induit une possibilité de liberté, un au-delà de l’immobilité, pour nous tous. Le danseur danse, et les danseurs dansent dans les dizaines de capsules vidéo réalisées par Chaillot avec un certain nombre de chorégraphes qui ont fait, et referont bientôt les riches heures du théâtre.
Cette série s’intitule « #je danse à la maison ». Des questions simples sont posées à chaque chorégraphe, « que faites-vous de vos journées ? », « pouvez-vous me donner un geste ? ». Caroline Carlson, dans son appartement, travaille à sa cheminée, comme à la barre. Robyn Orlin pose des canards en plastique sur ses bras, en une séance à mi-chemin du yoga et du happening. Rocio Molina, la fée du flamenco, berce son bébé au bord de son parquet de danse. Thierry Malandain écoute Le Sacre du Printemps et ouvre et ferme ses portes-fenêtres. François Chaignaud signe sans doute l’une des vidéos les plus poétiques. Tous lisent, littérature, philosophie ou manuel de jardinage.
Didier Deschamps s’étonne lui-même de ce que révèlent ces vidéos des artistes, et s’en réjouit. Il y a là la preuve que, même en souterrain, la créativité bouge. « Cette multiplicité des regards, des sensibilités, est encourageante et rassurante » nous raconte-t-il de chez lui au téléphone.
Car il n’y aurait rien de plus nocif, pour les danseurs, que de se laisser enclaver par cette rigidité contrainte. Didier Deschamps y voit une situation proche de celle que peut ressentir le danseur lorsqu’il est blessé :
« chaque danseur vit ces moments avec beaucoup de violence, très vite, on développe des stratégies, des protocoles pour retrouver de la mobilité. Mais lorsqu’on est blessé, on sait que cela va s’arrêter, sauf si l’on doit imaginer une reconversion, ce qui est un drame. Le danseur qui est empêché de bouger, c’est quelque chose d’extrêmement violent. Même en vacances, on développe d’autres pratiques corporelles, c’est indispensable pour nous. Il est donc nécessaire, même en temps de confinement, de développer des imaginaires, et des nouvelles pratiques. » Car il y a une métamorphose du corps qui a lieu au cours de ce confinement, et que le danseur perçoit on ne peut mieux : « la question du danseur qui ne danse pas, cela renvoie à tout individu, il s’agit là de modifications corporelles qui nous affectent tous. ».
Et il dansera demain
Lorsqu’il a appris le confinement, Didier Deschamps a dû très vite fermer le bateau Chaillot, sachant immédiatement qu’il ne pourrait pas le rouvrir avant le début de la saison prochaine. Les enjeux furent d’abord humains et économiques. C’est-à-dire cent trente salariés renvoyés chez eux, « toute une série de problématiques se sont posées : l’organisation d’un plan de continuité d’activité, le télétravail. À Chaillot, plus de cinquante pour cent des gens travaillent en plateau, et ne peuvent pas travailler à distance. ». Les tournées annulées, elles aussi, devaient être prises en compte. Et enfin, s’assurer, ce qui n’est pas encore certain à l’heure où nous écrivons, que l’ensemble des mécènes de Chaillot seront présents pour la prochaine saison.
Dans un second temps, ce fut l’avenir artistique qui posa problème. Ainsi, la création de Damien Jalet, fils prodigue de Chaillot qui vient d’y présenter le superbe Vessel et qui devait ouvrir la saison prochaine, est décalée. Travaillant une nouvelle fois avec le plasticien japonais Kohei Nawa, les répétitions devaient avoir lieu au Japon. Damien Jalet est aujourd’hui cloué au sol. Mais là n’est pas la seule raison du report de la création à la saison suivante, comme il l’a expliqué à Didier Deschamps : « on ne peut pas dire, on laisse passer la crise, et on sort le spectacle, comme si rien ne s’était passé. Ils ont besoin que les choses se déposent pour laisser perturber, au sens positif du terme, leur création, pour que surgissent de nouvelles formes qui seront celles de ce monde qui forcément ne pourra pas repartir avec les mêmes règles que celles selon lesquelles nous fonctionnions ».
Alors que pouvons-nous imaginer des créations chorégraphiques de demain ? Plus de corps malades, d’organismes empoisonnés, de gestes entravés ? « Je n’en suis pas certain. Il y aura des artistes qui travailleront sur ce registre, mais toutes les conversations avec les artistes que j’ai menées montrent qu’ils sont bouleversés par ce qui arrive, mais lorsqu’ils recommencent à donner cours à leurs réflexions, et à leurs intuitions, tous me parlent de résilience. C’est-à-dire de laisser advenir d’autres formes de mouvements, d’autres modes de relations entre individus. Quelles nouvelles organisations de l’espace, du mouvement, vont naître de cette crise ? Je ne sais pas. Mais déjà, avant cette crise, il y avait chez les artistes, voyant venir des formes d’effondrement, des recherches de résilience ».
Ce mot de résilience, évoque un chorégraphe qui est devenu l’un des chercheurs les plus âpres de nouveaux gestes de la douleur, et de la réinvention des corps abîmés. Ohad Naharin, le chorégraphe israélien de la Batsheva Dance Company a fait de l’accident du corps, et de sa guérison, le lieu de cette méthode Gaga que pratiquent désormais tant de danseurs. Or, c’est justement Naharin que l’on retrouvera à Chaillot en automne.
Grand retour de la Batsheva
C’est la grande nouvelle de la rentrée de danse, la Batsheva Dance Company sera présente pour une nouvelle création. En attendant, il est possible de revoir sur le site de Chaillot, Last Work présenté en juin 2017 sur la scène de Chaillot. Une nouvelle fois, nous assistions à une expérience prolongée autour d’une question à deux faces : comment le corps peut-il se métamorphoser par la pensée, et la pensée, par la vie du corps ? En fond de scène, une femme courait, d’est en ouest. Et jamais, elle ne parvenait à avancer. Il y a là, pour celui qui regarde le spectacle aujourd’hui, une sensation familière.
Mais au-delà de Naharin, on peut se demander si les jeunes compagnies internationales, qui avaient pris leurs habitudes sur le plateau de Chaillot, pourront continuer à présenter leur travail. Dans un monde en post-confinement, ce bouillonnement mondial de la danse a-t-il encore lieu d’être ? Didier Deschamps en fait une priorité : « je tiens absolument à ce que les frontières de la culture, et de la création demeurent ouvertes. Il faut absolument tout faire pour que les réponses sanitaires ne deviennent pas des réponses politiques qui mènent aux totalitarismes, comme on le voit aujourd’hui en Hongrie. ».
La prochaine saison de Chaillot ne sera dévoilée que fin juin. Le thème en sera « l’instant d’avant », « la saison sera découpée en scènes : il y aura des scènes d’Afrique, de même qu’il y aura des scènes italiennes, des scènes indiennes… . Une inconnue demeure : est-ce que le public va revenir dans les salles ? Didier Deschamps hésite : « après les attentats de 2015, il y a eu une période très courte, quinze jours, pas plus, au cours de laquelle le public n’était pas là. D’abord parce qu’il y a eu un très fort choc traumatique, mais aussi pour que le public voit qu’il y avait des mesures de sécurité qui avaient été prises. Mais très, très vite, ce qui s’est exprimé, c’est le besoin impératif de se retrouver, et de célébrer la vie, dans les cafés, mais aussi dans les lieux de spectacle, se rassembler autour de choses qui font sens individuellement, et collectivement. Le problème, là, est que le danger est invisible, et peut mener à des comportements délétères. On voit comme il peut y avoir des réactions communautaires, racistes. C’est effrayant. Mais j’ose espérer que ce besoin du partage, et de la fête, se réaffirmera. ».
L’espoir demeure en effet, que ce temps de pierre pour les danseurs et leur public, ne soit bientôt qu’un souvenir lointain et sombre, un instant sur terre où nulle part, il ne fut possible de danser.