Que se passe-t-il en Amérique ? Soyons modestes, n’habitant pas dans le pays, il est difficile de comprendre en profondeur ce qui s’y joue. Il est permis cependant d’émettre quelques intuitions sur le cauchemar que vivent une grande partie des Américains, des progressistes jusqu’aux Républicains. Imaginons une seconde que la France soit gouvernée par Marine Le Pen depuis quatre ans. Serions-nous les mêmes ? La teneur de nos conversations serait-elle différente ? La priorité de nos combats serait-elle tout autre ? Nous ne pouvons que répondre oui à toutes ces questions. Le cauchemar d’être gouverné par un parti raciste serait notre obsession, une obsession qui pourrait tourner au délire idéologique, comme nous le constatons aux États-Unis. Trump, par son racisme, par son irrationalité, par ses coups de sang, par sa bêtise, a hystérisé la démocratie américaine. L’a rendue explosive, hargneuse, conflictuelle, en un mot, guerrière. Un ancien ambassadeur français à Washington disait récemment que Trump est peut-être le premier président américain à souhaiter consciemment diviser l’Amérique. La rendre folle, au point que la haine de tous contre tous devienne la règle du pays. Même si l’on peut concevoir l’émergence d’une gauche identitaire sur le temps long, comme l’a parfaitement écrit Caroline Fourest dans son dernier livre Génération indignée, nous pouvons de même envisager que la radicalisation de cette gauche délirante, décoloniale, néo-féministe et antiraciste, ennivrée d’elle-même, soit absolument liée à l’hystérie trumpienne. Comment peut réagir une communauté noire américaine, quand Trump se permet de dire dans un tweet, que les pays africains sont « des pays de trous du cul » ? Autant nous pouvons être d’accord avec Caroline Fourest pour dire qu’aujourd’hui l’on s’offense pour un rien, pour un petit mot de travers, pour une blague qui ne mérite pas qu’on s’y arrête. Autant Trump est dans l’offense la plus absolue, et il est impératif pour nous, de faire un effort, de faire un pas et de se mettre à la place de cette communauté afro-américaine et cette gauche qui lui est liée, pour prendre conscience des profondes blessures que Trump leur inflige.
Je le répète, c’est un effort considérable que de faire un geste envers eux, tant les discours, disons-le, sont souvent aussi nauséabonds que ceux de Trump. Comme vous pourrez le lire en octobre dans l’essai de Pascal Bruckner, Un coupable presque parfait, il n’est pas admissible, au nom de l’humanisme, au nom de l’universalisme, au nom de la liberté, au nom de l’émancipation, de désigner l’homme blanc (que je suis) comme le nouveau Satan. C’est un racisme inversé, ni plus ni moins, intolérable. Faut-il rappeler à tous ces militants, comme le fait brillamment Sylvie Laurent dans sa biographie de Martin Luther King, que ce dernier, icône des droits civiques, s’est battu pour la justice sociale au-delà des questions de race et de classe, en revenant sans cesse à la Constitution américaine ? Faut-il rappeler que le pacifisme est une subversion, bien plus efficace, il l’a prouvé, que tout acte de guerre binaire par essence, dont les conséquences sont souvent désastreuses.
Mais ce geste d’amitié est salutaire, parce qu’au-delà de ces discours écrans, nous savons que la réalité sociale des Afro-américains est terrible. L’héritage de l’esclavage est encore vivace, et les discriminations à l’endroit des Noirs sont bien réelles. Même si Obama, réélu deux fois, prouve que les Noirs évoluent favorablement aux États-Unis, des indicateurs montrent que leur situation reste préoccupante, comme le prouve récemment le nombre de morts noirs de la Covid, chiffre bien plus élevé que la moyenne nationale.
C’est dans ce contexte que nous avons choisi de mettre en couverture cette merveilleuse romancière, Yaa Gyasi pour son deuxième roman, Sublime royaume. C’est une star aux États-Unis, son premier roman No home a été un grand succès. Nous nous sommes entretenus longtemps avec elle, par l’entremise de notre correspondante à New York, Clémence Boulouque. Et comme dans son roman, elle nous raconte de l’intérieur l’extrême tension dans laquelle vivent les Américains en ce moment, de surcroît, les Afro-Américains.
Dernière question : comment sortir de cette guerre de tous contre tous ? Ce fut mon grand plaisir du mois de juillet, l’excellent essai signé Laurent de Sutter sur le William Burroughs politique. Le monde est peuplé selon lui de Shits et de Johnson. Les shits, fort nombreux aujourd’hui, sont là pour vous casser les pieds, pour vous rappeler à l’ordre, pour vous faire la morale, vous imposer leurs idées, inlassablement, tout occupés à leurs sales petites manœuvres. Des emmerdeurs, quoi. Les Johnson n’aspirent qu’à une chose : qu’on leur foute la paix, une seule chose compte, se soucier de leurs propres affaires, « my own business », sans fourrer leur nez dans celles des autres. J’avoue que cette voie me plaît bien, celle de Bukowski, d’Henri Miller, de Bob Dylan, d’Hunter S. Thompson, de Gainsbourg, de Kerouac, de Ginsberg… Ce vague anarchisme littéraire, apolitique… Ces fous furieux, ces grands vivants.