Avec la nouvelle donne des élections municipales, une vieille rengaine fait son retour : l’art doit être «populaire, exigeant et émancipateur ». Promesse du pire dans une époque traversée par la tentation de la censure.
Par Oriane Jeancourt Galignani
Tout spectateur le sait, il faut attendre la fin d’une représentation pour savoir si l’on a assisté à une tragédie ou à une comédie. L’été 2020 devait être la tragédie du monde du spectacle : Montpellier, Aix, Avignon annulés, le désert créatif s’annonçait total. Ce ne fut pas le cas.
Il y eut de belles choses au début de cet été 2020. Beaucoup de théâtres ont rouvert dès qu’ils l’ont pu, ce 22 juin au soir, et préparés ou non, les acteurs sont immédiatement remontés sur scène, des textes ont été lus, des scènes jouées, des créations reprises, des gestes, dansés. La Colline nous offrait les premiers pas d’un superbe Chœur d’Oiseauxorchestré par Mouawad dans sa prochaine recréation de Notre Innocence. L’Opéra Comique invitait les spectateurs sur scène, pour un Cabaret horrifique signé Valérie Lesort, la metteure en scène baroque devenue la coqueluche du théâtre contemporain, le Théâtre de la Ville se lançait dans une veillée de trois jours ininterrompus, permettant par exemple à Serge Maggiani, exceptionnel, de nous livrer sa Divine Comédie. Le Quai d’Angers, et sa folie Copi prenait la suite. Chaillot ouvrait les répétitions de Damien Jalet. La joie régnait, le retour à la scène, dans tous les sens, par tous les moyens possibles, flambait.
La tragédie était chassée, la comédie était à venir. Ce fut la classique, la burlesque : les élections municipales. Et la coulée verte. On applaudit, qui ne voudrait de l’écologie de demain ? Mais dans l’ombre verte, on entendit très vite le retour d’une mauvaise rengaine, dans cette interview de Grégory Doucet à Lyon, sur le prix des décors à l’opéra, pour un public si « réduit ». L’opéra, c’est toujours la première cible : dites « Wagner » à un populiste, il sort son revolver.
Mais l’opéra, ne nous y trompons pas, c’est une mise en bouche pour les hommes politiques. On se souvient de ce que promettaient ces mêmes Verts à Lyon dans leur campagne, « une culture émancipatrice, à la fois populaire et exigeante ». Words, words, words, dirait notre cher Hamlet, dont la première qualité est qu’habillé de noir, il économise en costumes. Mais sinon, Hamlet a peu d’avenir dans les temps actuels. Populaire et exigeant, il s’en sortirait peut-être, mais émancipateur ? A la fin d’Hamlet, on a plutôt envie de se planquer dans sa chambre, que de vivre pleinement son identité. Même avec une mise en scène « accessible à tous », coupée, retapée, oubliez Orson Welles, (mais évidemment qu’il faut oublier Orson Welles, oh my god, ce phallocrate obscur et inutile, où est-ce que je me crois, au XXe siècle ? ), mais même avec un tee-shirt I Love Green, Hamlet reste le type le moins émancipateur que l’on puisse trouver. Aïe. La pièce la plus jouée au monde. Aïe. Et ne parlons pas, mais alors vraiment pas, de l’attitude d’Hamlet avec Ophélie.
Alors quoi, amis verts, qu’allons-nous faire ? Je cherche, cherche, et ne trouve pas de pièces émancipatrices, populaires et exigeantes, dans la rentrée. Aïe, aïe, aïe.
Que vous dire d’Orfeo qui devait se jouer dans la Cour d’Honneur d’Avignon, et que j’ai pu voir au TNP de Villeurbanne, lors d’un des premiers filage ? Il fallait être seul dans cette vaste salle, et voir la grâce, l’épuisement des acteurs de Jean Bellorini, sur ce texte athlétique de Valère Novarina, pour saisir les miroitements superbes de ce qui s’annonce comme une des plus belles créations de l’année à venir. Le texte de Novarina ? Aïe, craignons que l’exigence dévore le populaire, quant à l’émancipation, je ne sais pas, oui, si vous voulez, mais enfin, Orphée, ce n’est pas non plus la libération des âmes.
Que vous dire de Mes Frères qui fait notre ouverture ? Là, le comité vert sera content, c’est un vrai cheminement d’émancipation pour un personnage féminin. Mais aïe, la langue de Rambert. Plus expérimentale qu’elle ne l’a jamais été. Outrageusement poétique.
Mais cessons de douter des verts, sur le plan culturel, juste une demande, laissez la culture aux gens de culture, d’accord ? Ecoutez Arthur Nauzyciel qui dit dans ce numéro : « Bien sûr que le théâtre est politique. Pourquoi créons-nous de nouvelles formes ? Parce que c’est ainsi que l’humanité avance. »
Je ne connais pas de meilleure définition actuelle de la nécessité de l’art.
Cet été de répétitions ouvertes et de spectacles annoncés nous formule une promesse. Et la première avant toute chose : la liberté de faire du grand théâtre.