Avec un humour grinçant et une rare intelligence, Catalin Mihuleac nous plonge dans la mémoire roumaine, ses crimes d’hier, sa désespérance d’aujourd’hui.
Trouvez la bonne histoire et vous deviendrez riche. Voilà le secret auquel accède Suzy, la voix contemporaine de ce roman qui navigue entre satire et drame. Suzy, c’est l’esprit survivant qui traverse l’histoire, d’un œil narquois et toujours juste. Aussi pragmatique que cynique, drôle que lucide, la jeune Roumaine avance en territoire américain avec la rage de celle qui veut s’en sortir. Et elle y parvient en entrant dans la famille Bernstein, famille américaine à la tête d’une affaire, Bernstein Vintage Ltd que Suzy va faire fructifier. Vous voulez la robe de Marilyn dans Sept ans de réflexion ? Le costume du présentateur de télévision qui annonce la chute des Ceausescu ? Le gilet pare-balles que John F. Kennedy a oublié d’enfiler à Dallas ? Pas de problème, l’entreprise Bernstein, via quelques hangars en Roumanie, vous les font parvenir. Car il faut un pied dans cette Europe de l’Est pour garantir le meilleur vintage, les Américains, les Asiatiques raffolent de ce made in URSS : « le communisme est une étiquette du tonnerre. Il est bourré de stories. » Les Roumains eux-mêmes rachètent sans le savoir des vêtements vintage qui leur appartenaient. L’insolence entrepreneuriale de Suzy n’a d’égal que la misère dans laquelle elle a grandi, et les histoires, là aussi, ne manquent pas : l’alcoolisme comme planche de salut pour des ouvriers qui n’espèrent rien, sinon mettre de côté pour leur caveau, les femmes qui arrivent pour accoucher dans des hôpitaux munis de lourdes enveloppes pour que les infirmières ne les « oublient » pas en salle de réveil…
Rarement retranscrite avec autant de verve, l’histoire de Suzie est celle d’une Roumanie post Ceaucescu qui n’a plus rien, ne croit plus en rien. Une Roumanie où tout peut être vendu pour autre chose que ce qu’il est, puisque plus rien n’a de sens. Un pays qui se trouve une étrange filiation avec l’Amérique dans laquelle renaît Suzy : « dans ce pays on agit, on ne se lamente pas ». Mais cette attitude-là, le temps d’une vie, se révèle intenable. Et c’est bien à l’instant de la métamorphose de Suzy, lorsque l’action cédera à la réflexion, que le roman acquiert une nouvelle puissance, dans la perspective historique qu’il offre.
En parallèle de l’ascension de Suzy, nous suivons le destin de Jacques Oxenberg. Médecin juif dans la Roumanie des années trente, à l’époque d’un antisémitisme grandissant, surtout dans les universités de médecine, il a lui aussi le sens des affaires, et devient le maître es Césariennes pour les femmes de la haute société. Même réussite insolente que Suzy, mais les temps diffèrent, et les Oxenberg, Jacques, sa femme et ses deux enfants, aussi protégés se croient-ils par leur place dans la bonne société, connaîtront le sort tragique réservé aux Juifs roumains. Leur fin se cristallisera en un évènement, le pogrom de Iasi, en 1941. Évènement méconnu et encore tabou en Roumanie, le pogrom de Iasi révéla la violence folle des civils et des nazis envers la population juive. Les pages de Mihuleac sur le pogrom sont inouïes, parce que le grotesque y cède la place à l’horreur pure. Ainsi cette scène qui voit la petite fille observer sans comprendre le viol de sa mère par des officiers nazis. Quel rapport avec le business de Suzy et des Bernstein ?
C’est là que ce roman touche à la virtuosité, c’est-à-dire à la vérité par la forme romanesque : la tragédie des Oxenberg se prolonge dans la vie américaine des Bernstein, les échos de l’histoire ne sont pas que des storytellings pour collectionneurs du web, mais de véritables cercles qui de génération en génération s’agrandissent pour toucher les êtres, leur rappeler leur condition historique. Les Oxenberg & les Bernstein offre, au-delà de sa force romanesque, une réflexion précieuse sur le pragmatisme, cette vitalité des survivants devenue religion contemporaine, aussi essentielle, que destructrice.