Cela n’a pas pu vous échapper : l’Académie of Motion Picture Arts and Sciences a présenté une réforme destinée à modifier les critères d’éligibilité à la catégorie du meilleur film aux États-Unis. Afin de favoriser la diversité, et cela à partir de 2024, un film devra, s’il veut pouvoir concourir à l’Oscar, comporter dans son équipe artistique et/ou technique un certain pourcentage d’individus issus de groupe sous-représentés (groupe ethnique, femmes, personnes LGTBQ, handicapés). En France, les réactions sont allées de la franche rigolade à l’inquiétude, en passant par l’indifférence polie ou le silence prudent et tactique. Pour ce qui est de la rigolade, on s’est poilé à imaginer des scénaristes suant à grosses gouttes pour imaginer un rôle de trans mexicain vraisemblable dans un survival en Alaska. Pour ce qui est de l’inquiétude, on a interprété cette décision comme le signal d’une probable fin de la liberté de création. Inquiétude d’autant plus sensible que la décision du Festival de Berlin, annoncée le 24 août dernier, d’attribuer désormais des prix d’interprétation non genrés laisse imaginer que des telles initiatives, très bientôt, fleurissent un peu partout en Europe.
Pour ma part, je n’ai, pour l’instant en tout cas, l’esprit ni à la plaisanterie ni à une trop vive préoccupation. C’est plutôt une sorte d’ahurissement qui domine : comment des combats aussi justes peuvent-ils prendre une forme aussi détournée et aberrante ? Non seulement une forme détournée et aberrante mais aussi une forme secrètement totalitaire, l’Histoire nous enseignant que l’opération consistant à transformer des individus en données statistiques est une marque de fabrique des régimes dictatoriaux.
Mais reprenons. Je sais qu’il y a des inégalités réelles : je sais les ravages du racisme ; je sais que les femmes – à parcours et fonction égaux – ne sont pas considérées et rémunérés comme les hommes ; je sais de quelles abominables discriminations et violences sont victimes les homosexuels et les transgenres ; je sais qu’on ne prend encore pas assez en compte les besoins des handicapés. Mais je suis AUSSI convaincu que c’est une illusion (sinon une supercherie) que de prétendre que la représentation cinématographique d’un groupe sous-représenté peut œuvrer, pour ce groupe, à l’obtention de l’égalité réelle. Car même si la lutte pour l’égalité se joue aussi sur le terrain symbolique, il existe une différence de nature entre égalité réelle et égalité médiatique. Une seule preuve ? Il me semble tout à fait imaginable (et pour tout dire probable) que, tout en modifiant « en faveur de la diversité » les critères d’éligibilité aux Oscars, on continue dans le même temps à tabasser les Noirs et à violenter et humilier les femmes, les homosexuels, les handicapés, etc. Ce n’est donc pas parce que l’égalité médiatique sera conquise que l’égalité réelle sera assurée.
Mais outre que c’est une erreur politique, c’est aussi une erreur esthétique : les personnages d’un film sont des êtres de fiction avant que d’être des individus issus d’un groupe. S’ils représentent quelque chose, c’est l’auteur (ou son inconscient, ou l’Autre avec lequel il dialogue, etc.). À moins qu’ils ne représentent qu’eux-mêmes. Quand je regarde un personnage joué par Denzel Washington ou par Meryl Streep, je vois un homme et une femme avant que de voir un noir ou « une femme » (compris ici non pas en tant qu’individu du sexe féminin mais en tant qu’individu appartenant à un groupe sous-représenté). Si d’ailleurs je voyais en eux un noir et une femme avant que de voir cet homme et cette femme, cela voudrait dire que je les reconduis de facto à leur appartenance minoritaire et que je les exclus ainsi de l’universel. On voit donc combien ces nouveaux critères d’éligibilité sont contre-productifs : ils invitent à ramener les personnages et les individus à leur statut minoritaire et à ne jamais les considérer comme des êtres qui pourraient se libérer d’un tel statut. Au lieu de les en affranchir, ils les y assujettissent définitivement. Il entérine la division de l’humanité en minorités sinon adversaires du moins concurrentes. D’ailleurs si le projet était vraiment cohérent avec ses présupposés (il est en réalité complètement bancal), il assignerait un pourcentage égal de représentation à chaque groupe : il faudrait dans chaque film le même pourcentage d’hommes, de femmes, de noirs, de Mexicains, de latinos, d’homosexuels, de transgenres, d’handicapés etc. Chacun de ces groupes étant lui-même susceptible de se diviser à l’infini en sous-groupes (il y a différents types d’handicapés par exemple). Absurde ! Bref une telle réforme fait fi de l’idée universaliste selon laquelle nous partageons quelque chose de commun avant que d’être déterminés par une détermination ethnique, sociale, physique ou sexuelle. Bref, c’est l’Homme qu’elle oublie.