Il est des amateurs de combat qui résument en quelques phrases ce que tant d’autres ruminent sans oser le dire. Edouard Louis se félicite dans Libé et sur les réseaux sociaux, de ce qu’il perçoit comme une révolution littéraire, comparable à la naissance du roman moderne au XIXe siècle : la fin de la fiction. Le roman est mort, le récit de soi l’a dévoré. Pourquoi? Parce que seule l’autobiographie est politique, seul le « je » est traversé par le monde, les mécanismes sociaux… On reconnaît la passion bourdieusienne de Louis qui a nourri avec force ses deux premiers livres. À l’entendre, la littérature doit devenir non seulement le miroir de l’inconscient social formulé par Bourdieu, mais en serait elle-même désormais déterminée : si nous pensons, n’agissons jamais hors de ce que la société a fait de nous, alors il n’y a pas de sens à se mettre dans la peau d’un autre. Un Zola aujourd’hui ne serait plus nécessaire pour écrire Germinal, si l’on veut entendre la mine, écoutons celui qui y descend, et nul autre que lui.
Édouard Louis politise une évidence éditoriale de cette rentrée : Carrère fait son Yoga, et chacun applaudit la mise à nue. Louis fait simplement un pas de plus, et condamne la fiction. L’enterrement est rapide, célébré sur Instagram par des milliers de likes. Et pour cause, tout le monde se raconte sur Insta, tout le monde est écrivain, et le roman agonise dans son coin… Fini ce lieu que les XXe et XXIe siècles, de Kafka à De Lillo, de Garcia Marquez à Bolano, ont choisi pour donner forme et récits au monde. Fini ce lieu sans lieu, où le sens n’est pas donné dès l’entrée comme les consignes d’un appartement Airbnb, mais se dévoile de pièce en pièce, au gré de personnages, d’inventions, de points de vue contradictoires qui tournent et nous déplacent selon une vérité changeante. Et c’est bien là que l’on outrepasse l’enjeu esthétique pour mener à une question essentielle : peut-on aujourd’hui se déplacer ? Je ne veux pas dire sans masque et gélifié, je veux dire, peut-on penser hors de soi? En dignes bourdieusiens, les guerriers du « Je » nient ce déplacement, et appréhendent la littérature à l’aune d’une vérité qui figerait toutes les autres. La doctrine vient tracer l’avenir unique de la littérature, c’est une vieille habitude politique, l’art doit toujours être mis sous tutelle. Mais à mon sens, cette distinction du bon «Je », contre le mauvais « Il », traduit non seulement une vision exsangue de la littérature, mais aussi une offense à la nature libre de l’individu.
Se condamner à l’unique récit de soi, c’est s’assigner à un Moi figé et sûr de lui : « Je » vous dis le monde tel que je le vois et le ressens, et il n’y a aucune possibilité pour moi d’accueillir un autre que ce « Je » dans mes pages. Le monologue a ceci de confortable qu’il repose sur la certitude d’un «Je» dépouillé des autres, incontestable dans son face à face avec lui-même. À l’inverse, créer un personnage, parler pour lui, c’est accepter un autre que soi dans son livre qui, peut-être, heurterait les certitudes qui ont présidé à l’écriture. Introduire des personnages, se réinventer en les inventant, c’est bousculer toute idée que l’on voudrait arrêtée du monde et de l’individu déterminé, et interdire toute possibilité de dogmatisme. Kundera l’a dit, je le répète, le roman, c’est se mettre à l’épreuve démocratique. Faire parler l’autre à travers moi, c’est prendre en compte une autre vérité que la mienne, et l’accepter comme aussi valable que la mienne. À la fin de 2 666 de Bolano, sans doute le plus grand roman de ces vingt dernières années, j’ai traversé la violence et l’histoire, en passant d’une voix à l’autre, dans cette dépossession de mon individu que je crois être l’une des plus grandes forces de l’art. Le romancier à mon sens ne peut survivre qu’en accomplissant une nouvelle fois ce geste de transgression qui détermine l’artiste ; ventriloquer la marionnette, parler non pas pour les autres, mais dans les autres. Il n’y a sans doute pas d’avenir, littéraire, politique, ou humain, dans un monde qui refuserait d’endosser la parole de l’autre, aussi risqué cela soit-il.