Le dépliement de la phrase chez Proust, les pans vivement colorés des paysages de Nicolas de Staël et, chez Chirico, à qui l’Orangerie consacre une de ces expos qui affinent de façon décisive l’intelligence d’une œuvre, ces vedute infusées de mélancolie, de solitude, découpées dans des villes rêvées, ces statues pensives, ces mannequins nimbés d’une aura d’outre-monde… : ainsi se bâtissent les légendes des artistes, à partir d’attributs qui se figent en clichés. Mais, sous le regard régénérateur d’un des plus grands spécialistes du peintre, Paolo Baldacci, commissaire général de l’exposition, voici que Chirico revit tel qu’en lui-même, dans ces années parisiennes cruciales, entre 1911 et 1915, qui ont été le creuset, le cœur battant de sa «peinture métaphysique ».
Mais le Chirico parisien n’est pas né par génération spontanée, et l’exposition rappelle que cet Européen par atavisme (famille de « Levantins », ces chrétiens installés en terre ottomane, naissance en Grèce, nationalité italienne) est allé puiser dans l’une des sources les plus jaillissantes de la culture occidentale, Nietzsche. Eté 1909 : Giorgio lit avec son frère, Alberto, qui n’est pas encore Alberto Savinio, Ecce Homo en traduction française, puis le Zarathoustra. Le temps sort de ses gonds, Giorgio fait sien le concept d’« éternel retour ». A Munich, où il est étudiant sur les bancs de l’Académie, il se plonge dans les œuvres d’Arnold Böcklin, découvre les eaux-fortes de Max Klinger. Il ne les oubliera pas et un bel essai d’Annabelle Gjörgen-Lammers, dans le catalogue, souligne ce que la Stimmung – l’« atmosphère » – qui émane des toiles de Chirico leur devra. C’est la vie d’une sensibilité plastique qui est ainsi restituée, ses coups de foudre, son mûrissement.
Puis c’est Paris, en 1911. C’est le Chirico dont les toiles font partie du musée imaginaire de tous les visiteurs. La Sérénité du savant (1914) : son ciel déjà, ou encore, teint du bleu sombre de la nuit, les volumes déroutants, biseautés de ces marches qui mènent on ne sait trop où, et, au fond, l’érection raide d’une tour. C’est La Conquête du philosophe (1914) : ces deux artichauts avec les écailles de leurs feuilles, l’horloge, la bouffée de vapeur, au loin derrière un mur, d’un train, ces ombres au sol à la géométrie de tangram. Ce sont les icônes : le Portrait de Guillaume Apollinaire (1914), étrangement prescient de la blessure du poète, ou encore Le Cerveau de l’enfant (Le Revenant) (1914). Ce sont les silhouettes iconiques, les hiérophantes de la modernité esthétique dont Chirico croise le chemin : Apollinaire, qui salue en 1914 «l’étrangeté des énigmes plastiques » de Chirico, Paul Guillaume, le grand galeriste. Mais la biographie n’est que l’épiphénomène, c’est la vie de l’œuvre qui importe. La façon dont, par exemple, Picasso avec un Nu couché avec personnages de 1908 a pu jouer un rôle dans la conception des Ariane de Chirico. Ou encore et surtout, cette vie secrète, déconcertante, qui est celle des toiles dans notre esprit : ce réseau dynamique d’associations qui naît, comme le pointe justement Paolo Baldacci, des objets devenus de simples « signes », détachés de toute référence dans la réalité.
1915 : l’Histoire rattrape Chirico, il doit regagner l’Italie qui mobilise, et, déclaré « inapte à supporter l’effort de guerre », il travaille dans les bureaux, à Ferrare, avant en 1917, d’être admis à l’hôpital militaire pour malades nerveux. Là, il peindra aux côtés d’un autre pensionnaire de l’hôpital, Carlo Carrà, qui adopte les motifs et les partis pris stylistiques de Chirico. Preuve, si besoin était, de l’extraordinaire vitalité d’une peinture qui déborde ainsi dans l’œuvre d’un autre.
Exposition Giorgio de Chirico. La Peinture métaphysique, jusqu’au 14 décembre, Musée de l’Orangerie
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Catalogue, Giorgio de Chirico. La Peinture métaphysique, sous la direction de Paolo Baldacci, coédition musée d’Orsay/ Hazan, 232 p., 39, 95€