Nickel Boys, ou le roman vrai d’une institution de rétention en Floride pour jeunes mineurs devenu un lieu de tortures dans les années 60 aux États-Unis. Une nouvelle fois, Colson Whitehead nous plonge dans une mémoire américaine d’une violence extrême. Alors qu’il a reçu cette année le Prix Pulitzer pour la seconde fois, il nous répond de New York, en plein mouvement Black Lives Matter. Et nous livre son pessimisme sur l’Amérique d’aujourd’hui.
Vous vous êtes inspiré de ce qui a eu lieu dans les années soixante à l’institution Dozier, en Floride, comment avez-vous connu cet atroce fait-divers ?
C’est une école pour jeunes délinquants qui a été fondée en 1900, et qui n’a fermé qu’il n’y a qu’une dizaine d’années. De terribles conditions de vie y sévissaient, comme on l’a découvert lorsqu’on a excavé à l’été 2014, des tombes secrètes d’enfants. Si certains des anciens élèves interviewés dans les journaux étaient blancs, la plupart étaient noirs, j’ai donc commencé à y réfléchir pour un roman.
Vous êtes-vous précisément inspiré d’un ou deux élèves de la Dozier School ?
Non, je n’ai pas fondé mes personnages sur des élèves réels en particulier, j’ai lu des témoignages d’anciens élèves qui ont été publiés, j’ai visité le site des « Whitehouse boys », ainsi qu’ils se désignent eux-mêmes, se sachant survivants de cette expérience atroce où tant d’autres ont perdu la vie, ils racontaient leurs expériences après la sortie de l’institution dans les années soixante, soixante-dix, comment ils avaient été brisés par leur passage là-bas…
Nickel Boys s’inscrit-il dans un même élan historique qu’Underground Railroad, plongée romanesque dans l’esclavage qui vous a valu votre premier Pulitzer ?
J’ai commencé à penser à ce livre avant d’écrire Underground Railroad, mais en 2017, l’état du pays, l’ambiance générale, me semblaient être le bon moment pour écrire ce livre, écrire sur l’espoir, et le pessimisme dans l’Amérique me semblait utile pour offrir une perspective psychologique sur ce qui a lieu aujourd’hui.
Le grand scandale du livre, c’est que les criminels n’ont pas été condamnés, le directeur de l’institution n’a jamais eu à rendre des comptes à la justice…
C’est une chose courante, hélas, cette impunité, je m’y étais déjà confronté en travaillant sur l’esclavage, les anciens maîtres, même les plus cruels, n’ont pas rendu de comptes à qui que ce soit. Et en général, les policiers blancs ne vont pas en prison pour avoir tué des hommes noirs désarmés…
Diriez-vous que vous éprouvez de la colère lors de l’écriture ?
Je ne peux pas réellement dire ça, ce n’est pas la colère, ni le désespoir qui m’anime, car si c’était le cas, je ne parviendrais pas à écrire. Je crois qu’être submergé d’émotions est plutôt un obstacle à la création.
Elwood est un jeune idéaliste noir dans l’Amérique des années soixante…Pourquoi mettre en scène une telle foi, trahie ?
Il fallait que ce soit un bon élève, inspiré par le combat des droit civiques, et par Martin Luther King, par cette croisade pour l’égalité à laquelle il croit qu’il va participer. D’autant plus que son camarade Turner, est à l’opposé, un jeune homme qui n’a pas d’espoir politique, ainsi ils se répondaient l’un, l’autre.
Aujourd’hui, une telle affaire comme celle la Dozier School, la maltraitance d’adolescents en toute impunité, pourrait-elle avoir lieu ?
Oui, je le crois. Hier comme aujourd’hui, personne ne s’intéresse aux enfants pauvres de couleur. Il y a de nouvelles manières de contrôler et détruire les vies des jeunes noirs, notamment par la police ou la prison. Les choses changent, mais les principes d’oppression demeurent. À l’instant même où nous parlons, un ou une jeune est sans doute maltraité dans une prison ou un centre de détention, sans que personne ne réagisse.
Pensiez-vous constamment aux violences policières lorsque vous écriviez ce livre ?
Il est difficile de ne pas y penser, de ne pas se mettre dans la peau de ces adolescents qui ont fait une rencontre malheureuse avec un policier, et de cet instant ont vu leurs vies basculer dans la mort, ou dans la souffrance. Mon livre a lieu en 1963, mais les jeunes noirs d’aujourd’hui doivent faire face aux mêmes violences du système juridique américain.
Nickel Boys, Colson Whitehead, traduit de l’anglais ( Etats-Unis) par Charles Recoursé, éditions Albin Michel, collection Terre d’Amérique