Séverine Chavrier monte Aria da Capo pour le Festival Musica et le CDN Orléans. Une poignante rêverie sur l’adolescence et la musique. Transfuge a pu assister à une répétition.
Cela fait plusieurs mois que Séverine Chavrier et ses quatre complices – des jeunes gens qui ne sont pas acteurs et veulent consacrer leur vie à la musique – improvisent et travaillent ensemble autour de ces questions : qu’est-ce qu’être un musicien classique aujourd’hui à l’heure du MP3 ? Comment concilier le sentiment de ne pas pouvoir vivre sans musique avec l’existence des bars loungeet de la musique d’ascenseur ? Comment vivre une telle vocation ? Qu’en attendre ? Comment la tisser à notre époque ? Enfin : comment travailler des heures durant quand le désir sexuel est sans cesse aux aguets et que la vue d’une femme, parfois, donne le vertige ?
Sur scène trois grandes boîtes/ cages, surmontées d’un grand écran, cachent des pupitres inoccupés, véritable orchestre fantôme. « Les boîtes représentent leur chambre. La chambre de l’adolescent, c’est son espace d’imagination, son espace de rêverie, son seul espace privé. L’un d’eux dit d’ailleurs à un moment : “je ne suis pas chez moi”. Ça m’a beaucoup touché. Et puis ce dispositif permettait de leur éviter le travail d’acteur et donc, grâce à la technique et l’organisation de l’espace, de les protéger ».
La première scène démarre : Areski et Ghilain sont affalés sur un matelas : ils partagent leurs fantasmes érotiques. Sur l’écran, leur image, en noir et blanc. Une chose frappe aussitôt. Leurs gestes déliés, leurs attitudes nonchalantes, le cadrage, font penser, pour leur côté erratique et élégant, à certains films de la Nouvelle Vague. La directrice du CDN Orléans réagit : « je vous suis assez là-dessus. Areski a un petit côté Pierre Clémenti et puis je voulais que le filmage ne rende pas la chose ultra-contemporaine, mais plus universelle. D’autant que la vidéo permet de se rapprocher des visages, ce que j’adore au théâtre ». Impression d’intemporalité qui stupéfait d’autant plus qu’on entend, en off, les voix de grands musiciens (Sergiu Celibidache, Gyorgy Sebok, Michel Portal, Stockhausen, Pierre Henry, Pierre Schaeffer) évoquer leur art. Et que ces quatre jeunes corps débarquent soudain affublés de masques de vieillard. On est saisi alors par le contraste entre la décontraction de leur silhouette et ces masques blancs et rigides. «Pour moi ces masques évoquent la peur, une peur consubstantielle à cette question : à quoi ressemble l’avenir d’un musicien ? Eh bien ça peut être cela : vieillir tout en continuant à rêver de jouer Le Sacre du printemps dans un grand orchestre. Et il n’y a rien de déshonorant à cela. Mais ces vieillards représentent aussi le silence de toutes les attentes bafouées contrastant avec le sentiment d’avoir toute la vie devant soi qu’on ressent quand on est jeune. Ce qui me touche c’est tout ce que ces vieillards peuvent charrier de souvenirs et de rêves piétinés. Je pense, par exemple, à la scène ou Areski et Ghislain plaisantent de Schoenberg cassant les vitres de chez Stravinski. J’appelle cette scène «Los Angeles » car elle me fait penser au moment où Thomas Mann, Adorno et Schoenberg sont à Los Angeles, complètement perdus, en train de regarder une Europe dévastée ». De la neige tombe pendant cette scène. Et en effet on est étreint à l’idée qu’un tel héritage passe ainsi dans les corps et les veines de ces jeunes gens.
Mais ces masques raides et fantomatiques convoquent également les maîtres auxquels, plus peut-être que tout autre artiste, le musicien classique est sans cesse confronté. Des maîtres avec lesquels il entretient un rapport d’admiration et de rejet mêlés. « Ce rapport paradoxal, ce mouvement incessant entre la vénération et l’écrasement, Thomas Bernhard est l’écrivain qui le décrit avec le plus de vérité. Oui, le musicien classique est obligé de lutter constamment ».
Le spectacle continue, flottant, onirique, erratique, prenant. Les images s’enchaînent, se croisent, se chassent, tantôt en couleur, tantôt en noir et blanc. Areski joue du violon, Ghislain du basson, Victor du trombone, Adèle chante. Ils fument, dansent, discutent, se marrent, s’engueulent. Des scénarios s’esquissent en filigrane ; des marivaudages. Areski et Adèle sont-ils liés par une amitié amoureuse ? Ou serait-ce Ghislain et Adèle ? Victor, lui, lit une poignante lettre à Mozart inspirée de la lettre à Brahms qu’imagina le compositeur argentin Mauricio Kagel. Le spectateur suit, touché et fasciné, ces thèmes et variations – sans fil narratif – sur la jeunesse, la musique et le désir.
Séverine Chavrier parle de montage. On pourrait tout aussi bien insister sur le travail de mixage requis par ce spectacle. En effet, les sons et les bruits se suivent, se chevauchent, se mêlent en une entêtante rhapsodie : « Il faudrait qu’on arrive à alterner le trivial et le sublime car c’est ça le théâtre. » Trivial : ces corps d’ados avachis sur des matelas en train de se droguer ou de fantasmer de se faire sucer. Sublime : le temps infini dont ils disposent, « le temps de se raconter, le temps de vivre un temps avant d’avoir à prendre en charge sa propre vie. » Trivial et sublime : ce mélange, si propre à l’adolescence, d’énergie et de fatigue.
Alors la mélancolie, fut-elle assez travaillée ce soir ? La metteuse en scène répond en musicienne : « oui, mais le travail n’est pas fini. Il continuera entre chaque représentation. Le spectacle d’octobre ne sera pas celui de mars. Je cherche quelque chose de plus noir encore, quelque chose qui porte plus loin. Je cherche des choses plus suspendues parfois, un geste un peu plus long ».
Aria da capo, mise en scène Séverine Chavrier, du 21 au 24 octobre à Orléans (CDN Orléans), du 12 au 15 novembre au Théâtre de la Ville-Les Abbesses, du 4 au 7 mars au Centre Pompidou à Paris.