C’est le spectacle le plus joyeux de la rentrée théâtrale, Du côté de Guermantes offre à Christophe Honoré et à la troupe du Français, des moments de très grand théâtre.
Principe de l’écrivain de génie : à chaque phrase, ne pas être le même qu’à la précédente. Principe de Marcel Proust : demeurer jusqu’à la dernière phrase de La Recherche un écrivain indéfinissable, en perpétuelle réinvention. Marcel Proust n’est personne, comme Kafka, comme Shakespeare, parce qu’il est tous les personnages de son oeuvre, de la Villeparisis à Oriane de Guermantes, de Bloch à Vinteuil, de Swann à Charlus, de Françoise à Marcel…. Pour chacun d’eux, il explore de multiples registres, travaillant en sculpteur les clairs-obscurs du pathétique, du burlesque, de l’ironique ou du feutré, de la métaphysique ou du bon mot, pour créer ces demi-monstres inoubliables que sont ses figures. Alors, avec de tels personnages, pourquoi La Recherche n’est-elle pas adaptée chaque année sur scène ? Pourquoi si peu s’y risquent aujourd’hui, de Warlikowski il y a quatre ans dans ses Français, avec un résultat assez figé et artificiel privilégiant le politique et le sociologique, à Bellorini dans Un Instant, il y a deux ans, spectacle plus réussi, restituant le mystère de l’enfance proustienne mais s’arrêtant aux portes de l’âge adulte ? La réponse est simple : parce que la langue de Proust a été écrite pour résonner dans l’esprit, peut-être dans les rêves, mais pas dans une salle de théâtre. La difficulté majeure d’une adaptation de Proust s’avère donc dans le travail de coupes et de reconstruction des monologues, des dialogues, des scènes. C’est là la grande réussite de Christophe Honoré, et de la troupe du Français : s’offrir ce texte, avec ce mélange de connaissance intime, d’admiration, et de liberté, qui nourrit les très grandes adaptations.
Disons-le, Elsa Lepoivre, Claude Mathieu, Anne Kessler, Florence Viala, Rebecca Marder, entre autres font vivre la langue de Proust comme jamais sur la scène de Marigny. Chacun se l’approprie, joue sur ses registres et la fait résonner. Ainsi la mélancolie du narrateur qui devient, incarnée par Stéphane Varupenne, une douce haine de soi, haletante et gauche, d’un éternel vieux garçon dont on ne s’étonne pas que par moments il prenne la guitare pour jouer de vieux airs de la fin du XXe siècle, ni qu’il collectionne des disques, seul dans sa chambre. Ainsi Rachel, Rebecca Marder hautaine dans sa vulgarité feinte, superbe dans sa rage contre cette aristocratie qui la méprise si ouvertement. Ainsi Saint-Loup, grand bel homme légèrement ridicule dans sa rébellion vaine contre son milieu dont Sébastien Pouderoux fait vivre avec beaucoup de doigté l’ambivalence sexuelle, qui n’est pourtant révélée que bien plus tard dans La Recherche. On ne s’en étonne pas, comme on accepte les moments de danse théâtrale à la Pina Bausch qui voient les Guermantes défiler sur scène en file indienne, car la fidélité à Proust de cette mise en scène se joue dans l’interprétation et non dans la restitution.
Chaque personnage double et contraint dévoile un peu plus ce monde splendide et malade, et il n’y a pas de hasard à ce que Swann soit le dernier à entrer sur scène, pour annoncer que non, il ne pourra pas accompagner Oriane en Italie, non, et il est désolé qu’elle en soit vexée, mais il sera mort dans quelques mois.
Christophe Honoré a choisi de mettre en scène l’entrée dans le monde du narrateur, ce moment d’émerveillement du jeune homme pour Oriane de Guermantes qui incarne à elle seule tout ce milieu vif et creux, le lamé de la robe d’Elsa Lepoivre et la vitesse de ses saillies le révèlent avec justesse, surtout lorsqu’elle joue en duo avec son mari au snobisme si grotesque. Laurent Lafitte a choisi de pousser le duc jusqu’à l’extrême ridicule, devenant une baudruche jacassant sa généalogie. Fallait-il en faire autant ? Avouons-le, on frôle parfois Valérie Lemercier dans les Visiteurs. Mais enfin, reconnaissons que la salle a bien ri face à son jeu, et nous avec elle. Et lorsqu’on sait que Proust lui-même était un imitateur de salons, on peut se dire que Lafitte n’a pas entièrement tort dans son jeu. Ce grotesque est contrebalancé par le puissant antisémitisme de l’ensemble de ce milieu. On retrouve la finesse d’Honoré pour évoquer « l’Affaire», qui n’est pas au centre de la pièce, comme elle l’était chez Warlikowski, mais ressurgit dans toutes les discussions, notamment ce très beau moment où Bloch prend la parole. Comme un bain d’acide vient peu à peu révéler l’image d’une photo, l’affaire Dreyfus donne à voir le profond antisémitisme de l’aristocratie française, cette haine archaïque de l’étranger et du juif, qui pousse par exemple le Baron de Charlus à juger que Dreyfus n’est pas un traître, puisqu’il n’a pas trahi son pays, « la Judée ». Charlus, la méchanceté innée de ce personnage à qui Honoré confie une très belle scène, le snobisme consubstantiel de cet homme que le narrateur ne parvient pas à détester, transmettent on ne peut mieux ce que Proust témoigne de ce monde sur le point de disparaître. Guermantes déliquescent, mais à tout moment renaissant, comme les flocons de neige qui à la fin de la pièce tombent sur les jardins des Champs-Élysées.
Le Côté de Guermantes, d’après Marcel Proust, adaptation et mise en scène, Christophe Honoré, avec la troupe de la Comédie-Française, jusqu’au 15 novembre au Théâtre Marigny