Sur une toile du peintre Chen Jiang-Hong (né en Chine en 63, installé à demeure à Paris), on peut mettre des mots. S’efforcer parmi ceux-ci de trouver les plus justes pour rendre ces bleus sédimentés en bandes froissées, fragiles comme des membranes végétales, dynamiques comme le flux d’un courant. On peut chercher dans l’arsenal des expressions la plus évocatoire pour raviver dans notre mémoire de spectateur ces rouges de roche en fusion, ces noyaux d’incandescence cuivrée. Mais les mots viennent toujours après coup, et la peinture de Chen Jiang-Hong est une peinture de l’avant, du moment où les formes ne sont pas encore figées, où la matière n’est pas encore tout à fait assagie ni domptée. Une peinture de la Création, en train de se faire, sous nos yeux.
Dans votre livre, Mao et moi, vous faites revivre une enfance à l’ombre du Grand Timonier. Quelle place cette période occupe-t-elle dans votre trajectoire d’artiste ?
J’avais trois ans au moment du lancement de la Révolution culturelle, treize ans lorsqu’elle a pris fin : c’est toute mon enfance, et une grande partie de mon adolescence. On était baignés d’images – pas celles des chefs-d’œuvre de l’art comme chez vous, mais de la propagande. Mais un enfant trouve toujours le moyen de cultiver son imagination, et s’il a une sensibilité aux images, il en trouve toujours qui l’inspirent. Dans notre salon figurait un portrait de Mao, où on le voit jeune, marchant dans la montagne, et ce n’est pas lui qui me fascinait, mais ce paysage très romantique. Plus tard, étudiant l’histoire de l’art à Berlin, j’ai vu le fameux tableau de Friedrich, qui lui ressemblait beaucoup.
Mais d’où vient chez vous cette sensibilité aux images ?
[Il désigne le plafond sans dire mot.]Je crois que je suis né ainsi. Je n’aime pas parler comme ça, ce n’est pas très politiquement correct si on estime que l’art peut s’enseigner à tous, mais on naît avec ou sans. Bien sûr, j’ai énormément travaillé ensuite, mais à l’origine, il y a eu comme un doigt pointé vers moi pour me dire « tu deviendras peintre ». C’est un don, une force, d’où je tire toutes les qualités, la persévérance, le travail, qui m’ont permis de devenir peintre.
Ce travail incessant vous a permis d’assimiler la tradition picturale chinoise, mais aussi occidentale…
Tous les grands peintres, même ceux qui ne correspondent pas à mes goûts, ont quelque chose à m’enseigner : ce sont mes ancêtres. Je pourrais citer Rembrandt, Egon Schiele quand j’étais plus jeune, moins maintenant, ou encore Bourdelle. Beaucoup de peintres russes, pas tant les constructivistes que les romantiques, les peintres du XIXe, qui m’inspirent beaucoup techniquement. Sans oublier l’école américaine des années 50, Rothko, Pollock…
Vos tableaux, avec leur facture à la fois rigoureuse et turbulente, ouverte au chaos, leurs teintes élémentaires, d’eau, de feu ou de terre, sont des mondes à eux seuls…
Nietzsche, Schopenhauer, mais aussi la philosophie chinoise : tous ont très bien expliqué cette autonomie, mais aussi cette cohérence avec le monde. Je suis dans la nature, et la nature est aussi en moi. Je suis le monde, et je suis la peinture. Si on arrive à ce sentiment, à ce rapport avec la toile, on peut devenir très prétentieux, mais je ne peux pas m’empêcher de sentir ce centre de forces en moi, cette cohérence étroite entre le ciel et la terre. On est vraiment connecté, comme un arbre, en harmonie avec la lumière, l’eau, la terre, le ciel, la couleur… C’est pour moi la définition exacte de la peinture. Et la technique, tout ce qu’on acquiert nous permet de préparer le chemin, nous fournit les armes, la nourriture…
Ce terme de « cohérence », à regarder vos toiles, semble s’appliquer aussi à la recherche de l’équilibre entre le mouvement et la structure, les décharges d’énergie et la solidité de l’organisation… L’équilibre, le sens de la composition, c’est quelque d’essentiel pour vous ?
Je réfléchis en images, en dessinant, avec des traits horizontaux ou verticaux, des flèches, des cercles. Quand je commence une toile vierge, je sais déjà à peu près où je vais, mais je laisse également l’instinct me diriger, je fais leur part aux imprévus, tout n’est pas calculé. Mais il faut aussi être capable de précision, de maîtrise, dans le détail : il faut qu’il se prête à une lecture en plusieurs dimensions. Même quand je fais de petites taches, des traits discrets, je raconte quelque chose, même si c’est complètement abstrait.
Expo Chen Jiang-Hong, galerie Taménaga, jusqu’au 29 octobre.