Masques, gentlemen, démons, fugitifs, la figure d’une icône pop tragique, Edie Sedgwick, et une phrase en guise d’épitaphe chantée et empruntée à Mallarmé. Brunetiere est auteur compositeur et interprète. Il a chanté avec Anna Karina, écrit les arrangements de l’album de Delphine Volange, joué avec le groupe Revolver, réalisé des titres sur le dernier Album du chanteur de Giant Sand, Howe Gelb. Pourtant, il est rare qu’à Transfuge nous nous occupions de musique, et a fortiori de chansons. Mais à l’écoute d‘Intermède, son deuxième album (dont nous avions déjà apprécié De l’autre côté, le premier sorti en 2012), force est de constater que la puissance de ses images cinématographiques et la qualité littéraire de ses textes rejoint nos préoccupations à vouloir défricher les voix les plus pertinentes de l’époque. Rencontre avec un artiste, par ailleurs psychothérapeute et donc préoccupé par le choix des mots justes.
Cet album est apparu sur les plateformes au cours de la rentrée. A-t-il été réalisé pendant le confinement ?
J’ai n’ai jamais vraiment envisagé de faire un album. Je me suis retrouvé avec un certain nombre de titres que j’avais composés ces dernières années et dont j’ai pu m’occuper pendant le premier confinement. J’ai soudain pris du plaisir à partager ces chansons, à trouver un moyen de les diffuser le plus simplement possible. J’en avais déjà partagé certaines sur Youtube sous la forme de montages d’images libres de droits. C’était une façon comme une autre de leur conférer une légitimité indépendante de tout projet commercial.
Malgré ce processus, le disque apparaît cohérent, notamment par son atmosphère sombre et feutrée.
Si, par miracle, il y a une quelconque cohésion, elle est le résultat de mes goûts, du matériel que j’avais à disposition et de l’endroit où je me trouvais: c’est-à-dire ma chambre. Elles ont donc la même acoustique. Je vous assure que s’il y a une unité, c’est une unité qui s’est révélée malgré moi. Je n’avais vraiment pas l’intention de faire un album.
Pourquoi ne vouliez-vous pas composer un deuxième album ?
Après le premier, j’avais décidé d’arrêter la musique. Je me suis lancé dans de nouvelles activités – dont la psychopathologie et la philosophie, qui remplissaient l’essentiel de mon temps. Je n’envisageais plus la musique que comme un pur plaisir. Au final, je me suis retrouvé avec un certain nombre de morceaux et, il m’a semblé qu’il y avait une cohérence entre elles alors que mes intentions étaient floues. J’ai donc envisagé de le produire le plus vite possible, c’est-à-dire seul, et le rendre disponible aussi simplement que je l’avais produit.
Contrairement au premier album, vous avez tout réalisé vous-même ?
J’ai fait cet album comme on écrit un livre. Je ne parle pas d’ambition littéraire, mais de cette façon de produire comme un écrivain qui n’a pas besoin d’autre chose que d’un stylo et d’une feuille de papier. Ce qui me plaît, c’est l’ensemble complet du processus: produire, monter, jouer, chanter, mixer, manipuler des sons afin de réinventer les chansons.
Vous ne parlez pas d’écriture ? L’écriture est-elle indépendante de tout ce processus ?
Pour moi, l’écriture n’existe pas indépendamment de la rencontre avec la musique dans la création d’une chanson. C’est ce qui fait sa spécificité par rapport à un poème ou un texte qui existerait par lui-même. C’est essentiel, mais je ne me sens pas légitime à parler d’écriture en tant que telle. J’ai le sentiment qu’une chanson trouve sa valeur dans le rapport entre les différents éléments qui la compose : musique et texte, les arrangements, le mixage… Le texte et la mélodie ont certainement une primauté sur le reste, mais ça n’est qu’une fois qu’elle a sa forme définitive que l’on jugera. Il y a de grandes chansons qui ont été massacrées par des arrangements ou un mauvais mixage. On les redécouvre à l’occasion de belles reprises.
Ce rapport solitaire à la création vous a-t-il permis de réaliser exactement chaque chanson comme vous souhaitiez les entendre ?
J’ai adoré jouer en groupe et travailler avec des amis pour le premier album, mais je suis impatient et je ne suis pas certain d’avoir le tempérament pour ça. Ensuite, il y a une réalité économique : le processus normal de production avec des collaborations professionnelles demande des financements, de l’implication de nombreuses personnes avec des compromis à faire et un rythme qui ne peut pas être le même que lorsqu’on travaille seul. Je voulais m’épargner les frustrations de l’attente et les difficultés du financement avec celui-ci et, quitte à faire moins bien certaines choses que des amis dont c’est le métier, les faire moi-même pour être au plus proche de ce que j’avais en tête.
Dans le premier album, deux de vos chansons s’intitulent Sunset boulevard et Le mépris. Ici, il y a Adieu Manhattan en écho au film Ciao Manhattan avec Edie Sedgwick. Votre inspiration est-elle d’abord cinématographique ?
Pour Le mépris, plutôt que de faire une énième chanson sur une rupture amoureuse autant parler directement d’une des plus belles ruptures de l’histoire du cinéma. Edie Sedgwick, c’est une façon détournée de parler de l’époque tout en évoquant à travers elle les musiciens dont elle était la muse comme Dylan, Lou Reed, Léonard Cohen. De manière générale, trouver un écho à des préoccupations personnelles dans un film ou un livre me permet de me sentir moins seul dans ce que j’essaie d’exprimer. Ça me soutient.
En est-il de même avec la musique des autres ?
Oui, la aussi ça crée un cadre esthétique dans lequel je me sens en droit de faire une chanson. Je ne tiens pas à exprimer à tout prix mon point de vue, mais je me l’autorise si ça rencontre autre chose que moi. Quand j’ai l’impression qu’une anecdote personnelle rejoint d’autres œuvres, je me sens moins embarrassé pour m’exprimer.
Dans Intermèdes, vous reprenez, mais de façon très différente Épitaphe, une chanson du premier album ? Pourquoi ce désir de reprise ?
Howe Gelb, dont j’ai réalisé deux chansons, ne cesse de reprendre les siennes et de revisiter son répertoire à la manière d’un jazzman. C’est une manière d’explorer les différentes facettes d’une chanson en soulignant tel ou tel aspect de celle-ci . Par rapport à la première version, celle-ci est plus solennelle, plus sereine. La précédente mettait plus l’accent sur un côté rock revendicateur.
Vous préférez à votre propos parler de chansons plutôt que de morceaux ? Pourquoi cette distinction ?
Il y a une tradition de la chanson française à laquelle je suis attaché. Un morceau, c’est la partie d’un tout. Avec une chanson, il faut que « le tout » tienne en trois minutes. J’aimerais bien que les 7 chansons de l’EP soient écoutées les unes après les autres, mais je doute que ça arrive.
Pourquoi avoir intitulé ce disque Intermède ?
C’est le titre d’un poème d’Aragon. On m’avait proposé d’en mettre un en musique à l’occasion d’une soirée hommage à l’espace Nyemeyer. J’ai ouvert au hasard Le roman inachevé et je suis tombé sur celui-ci, entre deux poèmes révolutionnaires. L’intermède c’est un autre spectacle entre les deux parties du spectacle principal. Finalement je n’ai pas gardé la chanson dont la musique n’était pas très réussie et j’ai gardé le titre du poème. Je trouvais ça représentatif de ce qu’étaient ces chansons: un moment d’interruption qui permet de s’évader.
Y’a-t-il l’exemple d’une chanson parfaitement réussie à vos yeux ?
Pour citer autre chose que les classiques- Gainsbourg, Ferré et compagnie – Bertrand Belin fait actuellement de très belles chansons. Glissé-redressé sur son dernier album est superbe. C’est un mélange de simplicité et de sophistication qui, en quelques minutes, contient un monde avec du sens.
Les textes de vos chansons sont également un alliage de simplicité et de sophistication, une poésie versifiée, mais dont le sens est toujours mis en avant.
Je suis attaché à l’idée que les textes fassent sens facilement alors que j’ai plutôt tendance à être attiré par des choses compliquées chez les autres. C’est comme ça.
Certaines images sont récurrentes dans vos chansons. Par exemple, Le démon et Savile Row convoquent celles du masque, du double, des apparences.
J’aime bien l’idée de rendre des images audibles, de trouver l’endroit où va une image. Je n’avais pas fait le rapprochement entre ces deux chansons, mais, effectivement, il y a des ponts. Elles parlent toutes les deux d’un moment de bascule. Dans Le démon, les masques tombent dans un monde immobile alors que dans Savile Row, il n’y a plus que les masques qui tiennent grâce à l’institution. C’est une thématique décadente. Et puis cette idée d’avancer masquée est dans l’air du temps.
Difficile en les écoutant de ne pas penser à Ophuls et à Baudelaire ?
Ce sont des rapprochements beaucoup trop flatteurs, mais merci pour votre bienveillance. Savile Row c’est le petit tableau londonien d’un monde qui va disparaître. Ce sont les dernières forces jetées dans la bataille avant que cette rue et tout son art de vivre disparaissent. Avec une chanson, on peut attraper ces choses par le détail, l’accessoire. Quelque chose me touche profondément dans ces thèmes du masque et du costume. C’est un témoignage de dignité émouvant et désuet. Le fait de bien s’habiller alors que le monde s’effondre, c’est Kant qui se lève alors qu’il est mourant pour accueillir son médecin. C’est l’orchestre du Titanic.
Dans votre précédent album, vous vous mettiez en scène en funambule. Quel est cet équilibre que vous recherchez dans vos chansons ?
Chanter, lorsqu’on n’a pas de grandes capacités vocales, ça peut être un peu ridicule. Pour le justifier, il faut qu’il y ait quelque chose d’un peu urgent à dire qui ne puisse s’exprimer que comme ça. Le chant s’apparente toujours à une plainte. Il faut que ce soit suffisamment important pour faire naître le désir et suffisamment léger pour que je m’autorise à l’exprimer. Si je cherchais un équilibre, ce serait dans ce mélange de gravité et de légèreté.
Comment envisagez-vous la question de l’interprétation de vos textes ?
Comme je n’ai pas un registre étendu, il me reste à chercher la façon de prononcer adéquatement un mot. Souvent, je trouve que c’est mal dit, que je n’arrive pas à prononcer le mot comme je souhaitais l’entendre. C’est une question de dosage afin de trouver le ton juste pour exprimer quelque chose de façon singulière. Il y’a tellement de grands chanteurs ! Ce qui m’intéresse, c’est chercher une façon d’interpréter qui soit bien dosée pour moi. Suggérer des belles mélodies sans en faire trop ni trop peu, en espérant au passage trouver ma voix.
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