Transfuge vous invite à écouter une conférence inédite de Pascal Quignard sur « le geste perdu de l’abandon ». Cet événement, enregistré le 29 septembre dernier, est également l’occasion de revenir sur l’exposition présentée en galerie des donateurs et au don consenti par l’écrivain à la Bibliothèque en 2018.
« Vous savez que j’aime beaucoup les oiseaux. » Clin d’œil de connivence ornithologique, que lance Pascal Quignard à ses lecteurs. Mais quiconque a ouvert un livre de Quignard sait qu’au pôle aérien répond un pôle souterrain. On lit moins qu’on n’excave, les motifs s’approfondissant au fil des pages, dessinant les contours d’une béance, d’un gisement enfoui : nostalgie de la vie utérine, royaume des morts, siècles de littérature… « L’art touche le fond du sans-fond » écrit Quignard dans L’Homme aux trois lettres. Et le trait d’union entre l’oiseau et l’abîme, entre le sommet et le fond, peut-être s’incarne-t-il dans le fameux Plongeur de Paestum – ce corps arqué, en suspension dans l’air, au-dessus de la mer – que Quignard reproduit, à l’encre rouge, sur une page du tapuscrit de Boutès (2008). Mais c’est aussi, et surtout, l’écriture qui est investie de cette mission, ou de ce pouvoir : assurer un contact, une saisie avec la profondeur, une « prise », écrit Quignard.
Et c’est en quoi cette exposition n’est pas seulement – et ce serait déjà beaucoup – une descente, comme dans une cloche de plongée, parmi les avant-textes, manuscrits, dessins, dont l’écrivain a fait don à la BnF. Elle est aussi merveilleusement quignardienne, donnant à voir les avatars de ce « sans-fond » sur lequel flotte l’écriture. À commencer par les ténèbres, celles de ces prodigieux dessins qui transposent au crayon la « manière noire » de Meaume, le graveur de Terrasse à Rome (2000), exécutés comme un contrepoint graphique à la rédaction du roman. Mais les ténèbres sont d’abord celles de l’écriture : chez Quignard, il le rappelle encore dans L’Homme aux trois lettres, la lettre tue toujours, le signe, symbolique, escamote la chose. Écriture et destruction sont indissolublement liées. Et ce néant est bien à l’arrière-plan même de l’exposition : les feuillets qu’on y voit, aux murs, sous les vitrines, sont des rescapés, des survivants des flammes, bien réelles, auxquelles l’écrivain condamne ses manuscrits. Seules les instances de la chercheuse Irène Fenoglio ont permis la conservation d’un manuscrit dans son intégralité et son intégrité, celui de Boutès.
Celui-ci appelle d’ailleurs moins une critique génétique que géologique, tant Quignard multiplie les versions, agrafant ici des bandelettes de papier quadrillé, dessinant là. C’est à un véritable processus de désédimentation qu’invite l’exposition, exhumant les couches de l’écriture. Laquelle semble rêver à ce qu’elle n’est pas, à ce que les lettres ne sont pas – à l’image. Le dessin chez Quignard n’est pas de ces marginalia de lecteur oisif ou d’auteur à la plume vaguante, distraite : il lui arrive de montrer l’origine, la première manifestation de ce qui sera ensuite texte. Ainsi, Tous les matins du monde (1991) et ces dessins figurant sur la chemise d’origine, préfigurant les scènes.
Il y a dans les manuscrits de Quignard la suggestion d’un désir d’indistinction, qui se traduit plastiquement, visuellement, par la pratique du palimpseste, qui noue inextricablement l’image et le texte. Témoin l’agrégat corporel, animal et humain, aux formes organiques, baconiennes, de Lucius étreignant la Chrétienne, qui se superpose à la page 33 du manuscrit des Solidarités mystérieuses (2011). Comme pour retrouver quelque chose d’un fond originel, d’un chaos primordial où tout – lettres et figures, mots et dessins – serait encore fondu et confondu ?
Retrouvez la conférence dans son intégralité en suivant ce lien.
Sur le geste de l’abandon de Pascal Quignard, sous la direction de Mireille Calle-Gruber, Herrmann, 196 p., 50€