C’est un bien étrange exercice auquel s’est frotté notre critique lyrique Nicolas d’Estienne d’Orves face à Hippolyte et Aricie diffusé en « direct live » de l’Opéra-Comique. Chronique d’un opéra confiné.
Lorsque l’on parle de spectacle vivant, l’épithète à son importance. Il s’agit de la présence réelle d’une équipe, d’un projet, mais aussi d’un public. C’est une rencontre physique, une alchimie. La paralysie sanitaire qui est tombée sur les théâtres français a hélas cassé ce lien si subtil qui fait qu’un spectateur ne voit pas une œuvre, mais la vit. Salles fermées, productions annulées, renvoi aux Calendes Grecques, le spectacle vivant a grise mine. Il est entre deux eaux, sans que l’on sache s’il est en réanimation ou en soins palliatifs…
Voilà pourquoi il faut saluer avec vigueur l’initiative de l’Opéra-Comique, qui a maintenu son grand spectacle de la rentrée 2020, à huis clos.
Hippolyte et Aricie de Rameau n’est pourtant pas une œuvre de chambre. Paradoxe de cet opéra foisonnant, vibrionnant, d’une richesse permanente, qui se voit monté sous cloche, afin de respecter des règles aux antipodes de toute liberté théâtrale. Et pourtant ils y sont parvenus : répétitions masquées, gestes barrière appliqués, toute l’équipe a suivi le protocole de rigueur. Et ce spectacle qui devait s’étirer tout le mois de novembre n’aura connu qu’une représentation, le samedi 14 au soir, devant des fauteuils vides mais des caméras (celles d’Arte) et des micros (ceux de France Musique).
Se pose alors la question : peut-on juger une production que l’on ne découvre pas in vivo ? Cela ne revient-il pas à apprécier un tableau dont on ne verrait qu’une photographie ? Au théâtre, le spectateur est libre (de regarder l’orchestre, la fosse, le plafond, tel chanteur ou détail) ; devant son écran (treize pouces, en l’occurrence) il obéit au choix d’une caméra, qui forcément oblique, et donc oblige. Ce n’est donc pas un opéra que l’on recense ici, mais une performance globale, où la technique vient au secours de l’artistique, comme une béquille.
La scénographie imaginée par Jeanne Candel et Lionel Gonzalez joue moins les lumières que les ombres ; et cette version baroque et coruscante de la légende de Phèdre imaginée par Rameau et son librettiste Pellerin en 1733 devient une descente aux enfers. Escaliers labyrinthiques à la MC Escher, ambiance métallique, rivières de sang, femmes de ménage coiffées de charlotte : on est loin du foisonnement grand-siècle. À grand renfort de références (Duras, Pasolini, Mnouckine, Niki de Saint Phalle…) la metteuse en scène parle de « clés conceptuelles » pour le public, lequel découvre surtout une vision resserrée, à l’os, qui (loin s’en faut !) ne cherche pas la séduction.
Mais, insistons, il est difficile d’être enveloppé par une vision scénique découverte en deux dimensions…
Du côté des chanteurs, on sent un engagement de chaque instant. L’expérience de la salle vide et de la représentation unique doit être si délicate !
Le couple titre (le ténor Reinoud Van Mechelen et la soprano Elsa Benoit) est bien chantant mais presque en retrait. Il faut dire que Rameau a été plus inspiré par le personnage de Phèdre, laquelle trouve en Sylvie Brunet une interprète de grande classe ; la mezzo pousse la tragédie vers un jeu incandescent, hanté, proche du cri. A l’opposé, Léa Desandre offre des apparitions séraphiques en chasseresse, matelote et autre bergère, se jouant avec un naturel confondant des complexités de cette partition. Mais le plateau est dominé par le Thésée de Stéphane Degout, comme toujours impérial, avec sa diction parfaite et sa merveilleuse intelligence théâtrale. Dès qu’il apparaît, il « crève l’écran », fut-ce celui d’un ordinateur.
Le vrai vainqueur de cette soirée est toutefois Raphaël Pichon. Chef passionné par cette musique, il en exalte la moindre inflexion, passant de la fureur à l’élégie avec une virtuosité confondante. Il est le grand chaman d’une expérience aussi frustrante que valeureuse, dont on espère qu’elle restera un accident.