Avec La Valeur du hasard, la philosophe hongroise, figure confidentielle et majeure de la pensée européenne du XXe, raconte sa traversée du siècle.
Philosophe hongroise, figure de proue de l’école de Budapest formée dans les années 60, dissidente, exilée, professeur à la New School et pourfendeuse du tour autoritaire et xénophobe pris par le gouvernement de Viktor Orban, Ágnes Heller est décédée en 2019 à l’âge de quatre-vingt dix ans. Ses mémoires sont une traversée du vingtième siècle et de l’orée du vingt-et-unième, aux côtés de figures majeures de la pensée telles Foucault, Derrida, Bloch, Kolakowski, Habermas et surtout Lukacs- dont elle était l’élève.
L’éducation sentimentale et intellectuelle d’Heller est douloureuse: son premier amour est abattu par les milices fascistes hongroises et le savoir n’est rien moins pour elle et ses amis qu’une survie : « Nous étions convaincues que nous allions bientôt mourir, c’était précisément pour cela que nous nous concentrions sur nos intérêts, pour nous y adonner le plus possible. Nous voulions apprendre jusqu’à la mort. » Cette urgence ne la quittera jamais. Au lendemain de la guerre et d’une survie miraculeuse, elle est précipitée dans le despotisme du régime communiste dont elle recense les instantanés d’absurde : « À notre université il y avait un chat et un jour il renversa notre buste de Staline. Le lendemain nous avons dû tous nous rassembler et chanter l’hymne soviétique et l’hymne hongrois, car le buste du « camarade Staline » avait été détruit à l’université par des agents des impérialistes américains. Tous savaient que c’était le chat mais nous devions nous composer une mine sérieuse en chantant. »
A la faveur d’un premier mari complaisant avec le régime, le couple peut visiter l’Italie- de cet émerveillement bref est née son remarquable L’Homme de la Renaissance, paru en 1967. Suivront, notamment, une Théorie des besoins chez Marx, Théorie de l’histoire, ainsi que Éthique générale et Au-delà de la justice. Radiée du parti et interdite de publication à de nombreuses reprises, elle fait partie du cercle autour de Lukacs qui cherche à établir un marxisme humaniste. Mais à partir du milieu des années 1970, le groupe est étouffé, les expédients ne suffisent plus et elle s’exile d’abord en Australie puis aux États-Unis dans les années 1980 qu’elle ne quittera que pour rentrer en Hongrie. Rédigé à partir d’entretiens, le texte est parfois regrettablement maladroit, mais il serait dommage que la facture de ces mémoires décourage de découvrir l’intégrité d’une figure intellectuelle et d’une vie exceptionnelles et mal connues.
C’est en affrontant et en pensant les tragédies de l’histoire qu’Heller a embrassé une philosophie humaniste – mais également par le fait d’une série de hasards dont le livre se veut l’éloge. Alors qu’elle se dirigeait vers une carrière scientifique, son itinéraire peut se lire en écho et en hommage à une sérieuse boutade de son père, mort à Auschwitz en janvier 1945: « Mon père voulait depuis le début que je devienne compositrice ou philosophe. Quand j’eus grandi, il m’expliqua pourquoi : ‘Parce que c’est le plus absurde pour une fille.’ »
Ágnes Heller, La Valeur du hasard, traduit de l’Allemand par Guillaume Metayer. Payot Rivages, 288 pages, 17 euros.