Sébastien Lapaque signe son grand roman, Ce monde est tellement beau. Où il est question d’immonde et de grâce.
Je suis sûr que Sébastien Lapaque pourrait faire sienne cette phrase de Nietzsche : « La mission suprême de l’art, la seule grave, consiste à libérer nos regards des terreurs obsédantes de la nuit ». En quelques mots, voilà le projet du romancier et critique littéraire Sébastien Lapaque résumé, magnifiquement incarné dans son dernier roman, Ce monde est tellement beau.
De la nuit noire, Lazare, le personnage principal, s’affranchit. Peu à peu, étape par étape, ami après ami, il se relève d’une vie morne, robotique, petite bourgeoise, où l’amour a disparu. Béatrice l’a quitté, une porte s’ouvre. Que voit-il à travers cette porte ? La laideur du monde, ses passions tristes, l’envie, la jalousie, la compétition, l’orgueil, une ironie du désespoir. La cité est en ruine, et son être en lambeau ; aveugle, il ne s’en apercevait même pas. La déshumanisation est déjà bien avancée, elle a le goût de l’enfer. C’est ce que Lapaque appelle L’immonde, dont il donne une définition : « un monde dont le visage est l’absence de visage. » Nous pourrions à notre tour résumer grâce à Bernanos ce qu’entend Lapaque par « l’immonde » : une conspiration contre la vie intérieure.
Une fois ce constat fait, à rebours des romans français contemporains, Lazare ne s’enfoncera pas dans cette nuit de terreurs obsédantes. À travers une éducation spirituelle, nous lecteurs suivront pas à pas la révolution spirituelle qui s’opère en Lazare. Une joie pure est au bout du chemin, et Lazare, en haut de la montagne, touchera du doigt cette grâce promise.
Remercions Lapaque de ce livre foisonnant, érudit, qui court après la lumière. En effet, dans ce roman composé en trois parties, relecture de la Divine Comédie, une fois passée l’Immonde, au Purgatoire et au Paradis, tout baigne dans une lumière chaleureuse, douce et discrète. Une bonté traverse chacun des multiples personnages que croise Lazare. C’est inouï : même les crapuleux sont épargnés. Lapaque a tout compris : il faut toujours prendre le contre-pied de son époque, l’émerveillement du lecteur ne peut être qu’absolu. À l’heure où le roman français dominant ne cesse de mettre les deux pieds dans la merde, un roman sur la beauté du monde ne peut que réjouir.
Voici quelques extraits de notre interview, à retrouver en intégralité dans notre numéro de janvier!
C’est un roman qui embrasse son époque. Mais à la différence de beaucoup de romans français d’aujourd’hui qui sont des romans BFMTV, il y a de l’inactuel dans votre livre, une force souterraine qui soutient le livre…
Oui effectivement, la lenteur m’a permis aussi de faire évoluer la conscience de Lazare, d’un point vers un autre, de l’immonde vers la joie. C’est le mouvement de mon livre. Si vous voulez, je pense qu’il y a deux voies possibles dans la vie : ou une plongée dans le néant, ou une lente montée vers la lumière. J’ai opté dans ce roman pour la deuxième voie. J’ai remarqué que dans le roman contemporain les écrivains ont tendance à choisir la première voie, Houellebecq en tête.
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Votre livre est avant tout un grand livre de personnages. Vous avez une empathie réelle pour chacun d’entre eux…
Oui je les aime tous énormément. Même Lorenzo qui vote Front National, je fais dire à Lazare qu’il l’aime beaucoup. Il l’aime parce qu’il aime la sincérité chez les gens. Ce serveur est en colère, il vote Le Pen. Voilà. Lazare en aurait plus voulu à quelqu’un de cultivé, d’éduqué, qui malgré la chance qu’il a de faire partie des privilégiés, voterait Le Pen, par ressentiment. Il n’y a dans mon livre aucun personnage que je n’aime pas. Bruno, anar de droite, sur un mode un peu Jean Yanne, Lazare ne l’aime pas trop au début, il est crâneur, macho, mais il finit lors d’une soirée foot à faire marrer les enfants, je le sauve.
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Pour reprendre une expression de votre cher Bernanos, peut-on dire qu’au cœur de votre roman, il y a une « révolte de l’esprit » ?
Oui effectivement. Mais qui n’est pas incarnée par Lazare, mais plutôt par le philosophe Saint Roy et Walter. Ce sont des aînés de Lazare, ce sont des figures fraternelles ou paternelles pour Lazare. Eux portent cette révolte de l’esprit, alors que Lazare vient d’un milieu de la petite bourgeoisie, où l’on ne se révolte pas, où l’on n’accepte les choses sans broncher. Lazare est passif, pacifique, il se laisse guider… C’est un homme doux, et il restera doux jusqu’à la fin mais Saint Roy et Walter vont lui faire comprendre l’immonde société dans lequel ils vivent.
On sent une tension chez vous entre le monde des idées qui vous intéresse beaucoup, et les situations dans lesquelles vous faites évoluer vos personnages… On devine que vous bataillez parfois pour rester sur terre, non ?
Oui c’est vrai, et c’est le roman noir qui m’aide à rester concret. J’adore Simenon, j’adore me demander qui a fait le coup. J’ai beaucoup travaillé pour équilibrer discours et récit. J’avais fait des tartines sur Origène, que j’ai finalement enlevé grâce à un ami. Je ne voulais pas faire de roman philosophique ou théologique.
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Nous parlions tout à l’heure de Bernanos, qui est une influence majeure chez vous. Or, il semble que vous vous distanciez de lui dans ce livre sur la question de la joie, car chez Bernanos, la joie n’est jamais pure, elle est traversée de taches d’ombre. Je pense notamment à ce personnage de Chantal de Clergerie dans son roman La joie…
Il y a des grands moments de joie chez Bernanos. Prenez le film de Bresson, le Journal d’un curé de campagne, la scène où le légionnaire est sur sa moto à foncer sur une route de campagne et il se dit qu’il a compris ce qu’était la joie, c’est la jeunesse. Mais le curé de campagne meurt un peu plus tard d’un cancer… Chantal de Clergerie finit par se faire humilier. Les enfants chez Bernanos finissent toujours humiliés, la puissance des ténèbres l’emporte finalement sur la joie. On retrouve ça d’ailleurs chez Melville ou Faulkner. Une vision calviniste, très noire. Claudel, qui est du côté de la jubilation, s’est d’ailleurs éloigné de Bernanos à cause de cette noirceur.
Moi je ne suis pas dans ce livre du côté de Bernanos vous avez raison, mais plutôt du côté de la joie et de la lumière médiévales, du côté de la cathédrale de Chartres. Ce n’est pas un hasard si au milieu du roman sont plantées les deux flèches de la Cathédrale de Chartres. Mon roman est du côté de la joie du bleu de Chartres, du bleu du vitrail de Chartres, du bleu de la Belle Verrière. Je suis là encore à contre-courant de la noirceur contemporaine. Bon nuançons pour Bernanos, regardez son livre testamentaire Le dialogue des carmélites, le livre finit dans la joie, même si elles sont guillotinées en 1794. Très bien rendues d’ailleurs dans l’opéra de Poulenc. La mort du curé de campagne est paradoxale d’une certaine manière, puisqu’il dit agonisant « tout est grâce ». Il y a une traversée des ténèbres chez Bernanos mais dans mon livre aussi, c’est la mort de Saint Roy. Il y a une traversée des flammes pour Lazare.
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Sébastien Lapaque, Ce monde est tellement beau, Actes sud, 328p., 21,80 €