Gregory Crewdson se sert du médium photographique pour créer un monde en perdition, celui d’une certaine Amérique où l’espoir a cédé le pas à la contemplation inerte, à l’incertitude d’être réellement en vie. Sa nouvelle et magistrale exposition à la galerie Templon nous entraîne une fois de plus dans les souterrains d’un artiste hanté par ses démons.
Une adolescente immergée dans un tombeau exhumé et rempli d’eau qu’on devine croupie, cependant que son petit ami contemple les yeux dans le vide, à l’arrière boueux du lotissement, les stèles funéraires brisées, gisant comme des objets mis au rebut dans une décharge : cette image baudelairienne par la force magnétique de ses suggestions à la fois morbides et désespérées, empreinte de rêve et d’irréalité, est peut-être celle qui résume de la façon la plus dramatique le nouvel accrochage de Gregory Crewdson.
Cet artiste américain d’une cinquantaine d’années célébré depuis l’irruption sur la scène artistique, il y a quinze ans, de son impressionnante exposition « Cathedral of the Pines », ne cesse de revenir au moyen de la photographie, sur ses obsessions, une Amérique zombie où des êtres perdus et seuls ne sont que les prothèses d’un environnement en déliquescence. Funeral Back Lot, Alone Street, Redemption Center, certains titres des seize nouvelles œuvres photographiques de grand format rectangulaire, résonnent comme des chansons de Nick Cave… Des photos imaginées seul pendant des années, souvent en nageant, avant d’être conçues et réalisées en équipe pendant de longues semaines.
Cette fois, Gregory Crewdson a accordé une place importante au lampadaire de route, où affluent, hypnotisés, les phalènes, comme si celui-ci symbolisait le phare de l’Amérique conquérante éclairant le monde. À ceci près que, parfois, ce lampadaire gît au sol, d’autre fois, paraissant bien usé, comme à bout de souffle. Bien que Crewdson se refuse à toute interprétation socio-politique, considérant qu’un artiste n’a pas à délivrer de message, tout au plus à le sous-entendre d’une façon subliminale, il est impossible de ne pas y voir aussi cela, la peinture d’une certaine Amérique larguée, lâchée, livrée à elle-même. Une certaine Amérique à l’agonie. Comme en contrepoint annonciateur d’une possible épiphanie future, de grands arbres verdoyants et purs semblent, sur certaines œuvres, se mouvoir pour recouvrir peu à peu toute trace humaine sous des ciels décolorés par le gris sombre de la mort. Fils d’un psychanalyste, Gregory Crewdson laisse son inconscient guider ses rêves et ses cauchemars qu’il s’exerce avec obstination à vouloir retranscrire en images. De son monde intérieur agité, surgit le décor sur lequel se projettent ses propres démons. La beauté, la tristesse, l’aliénation et le désir se tiennent par la main dans une ronde infernale qui n’a pas fini de nous enchanter et de nous inquiéter.
An Eclipse of Moth à la galerie Templon, 28 rue du Grenier Saint-Lazare 75003 Paris.
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Retrouvez l’interview de Gregory Crewdson dans notre numéro de janvier!
Gregory Crewdson, Alone Street, 2018-2019 / Tirage pigmentaire monté sur Dibond/ 127 × 226 cm non encadré. 145 × 243 × 5 cm encadré © Courtesy Templon, Paris – Bruxelles.