Il y a des hasards qui en disent plus que des calculs : dans ce numéro de Transfuge, sans qu’il y ait eu concertation réelle, les artistes dont nous avons choisi de vous parler, sont tous à leurs façons des francs-tireurs. Des isolés, des réfractaires, des maudits, des esprits libres. Bref, ces caractères que nous chérissons ici à Transfuge, qui jugent que les doxas, quelles qu’elles soient, sont des freins, des appauvrissements du geste artistique.
Prenez Anaïs Nin. Quel régal de découvrir ces cinq romans republiés par les éditions Stock ! Plutôt connue pour son Journal et le trouple infernal qu’elle forma avec Henry (Miller) et June, elle était aussi une excellente romancière, cette proustienne qui écrit si bien sur ses sensations, son moi intime, sa sexualité. Celle qui écrit dès les années trente jusqu’aux années soixante, semble avoir cent ans d’avance sur les néoféministes d’aujourd’hui, régressives et liberticides. Nin est la Catherine Millet (interviewée dans ce numéro) d’hier : libre de toute idéologie, libre de toute entrave personnelle, libre de tout courant littéraire. Seule, elle dévoile la complexité des rapports entre les hommes et les femmes, tour à tour dominants et dominés, souvent tous aussi cruels. La doxa actuelle éclate en mille morceaux : pas de femmes victimes d’un côté, d’hommes bourreaux de l’autre, mais des victimes et des bourreaux des deux côtés. L’art, le vrai art, rend toujours compte du désordre du monde et des affects, la militance aime trop le pouvoir pour ne pas être mensongère.
Louis Malle, qui d’après les informations fournies à Serge Kaganski par le CMSS (Chinese Ministry of State Security) devrait bientôt être rebaptisé Louis Femelle, fait l’objet d’un dossier détaillé ce mois-ci. Ce choix est un geste fort de notre part tant ce cinéaste devrait avoir une place plus importante dans l’histoire du cinéma français. Combien de films français sont à l’égal de ces chefs-d’oeuvre,Le Feu follet et Ascenseur pour l’échafaud ? Combien de cinéastes français de cette génération peuvent se targuer d’avoir travaillé avec un des plus grands écrivains français, Patrick Modiano (sur Lacombe Lucien), d’avoir adapté le chef-d’oeuvre de Drieu la Rochelle, sans que le film ne souffre de la comparaison ou d’avoir fait jouer Miles Davis sur Ascenseur ? Sans oublier sa collaboration avec Roger
Nimier au scénario de ce dernier film. Il a payé d’avoir trop d’argent de famille, le petit milieu de la culture ne lui a jamais pardonné ; et il a payé le fait d’être un franc-tireur. Son individualisme, sa volonté de n’appartenir à aucune chapelle, l’a isolé. À l’époque, ne pas être lié aux Cahiers du cinéma valait sentence de mort. Mais pour Malle, l’individu était le lieu de la vérité. À part lorsqu’il était question de racisme ou d’antisémitisme, lui aussi, comme Anaïs Nin, se refusait à faire des catégories d’hommes bons ou mauvais. Même ce salaud de Lacombe Lucien a sa part d’innocence ; même l’inceste entre une mère et son fils a quelque chose de beau dans Le Souffle au coeur.
Denis Grozdanovitch, Grozda pour les intimes, fait aussi parti de cette famille de francs-tireurs. Small is beautiful est sa règle de vie. Toute doxa pour lui, est à rejeter : tant celle mondiale du pragmatisme anglo-saxon, le business is business trop aveugle aux souffrances humaines, qu’une doxa plus française, folle et tout aussi aveugle, d’idéologies, d’esprits de système, éprise de théories échevelées d’égalitarisme. Small is beautiful, disais-je : Grozda pense avec Olivier Rey que tout est une question de mesure, de dosage. Mener une bonne vie n’est possible qu’à petit nombre, comme il l’explique dans son dernier livre, La vie rêvée du joueur d’échecs, en montrant ces fous inoffensifs que sont ces joueurs, vivant pour leur passion, épicuriens, loin du fracas du monde, désertant la hideuse bête qu’est devenue notre société.
C’est dans une semblable solitude que le chorégraphe Boris Charmatz a invité des danseurs dans la nef du Grand Palais à célébrer le grand interdit de notre temps, la sensualité des corps.
Tom Sachs, figure montante de l’art contemporain à New York, nous a confessé lui qu’il désirait prendre à rebours l’actuelle doxa technique. Franc-tireur et chef d’une secte où vingt personnes vivent en permanence ou presque ensemble (tiens, lui aussi est dans le small is beautiful), ce sculpteur prône un retour au monde physique, sanguin, viscéral. Un art de l’imperfection assumée, du ratage, du moche, du rafistolé, tout ce qu’Apple la parfaite ne pourra jamais être.
Vous l’aurez compris, chères lectrices, chers lecteurs, au QI bien plus élevé que la moyenne, ici, à Transfuge, l’on sait que c’est à la marge que tout se joue.