Avec L’Usine, la Japonaise Hiroko Oyamada distille toute l’inquiétante étrangeté du monde du travail.
« La littérature, drôle de métier : moins on en fait, et mieux il faut faire. » L’apophtegme porte la patte de Jules Renard, mais il est exportable au Japon du XXIe siècle et au premier roman publié sous nos latitudes d’Hiroko Oyamada. Quoi de plus exigeant en effet que le registre faussement simple de la fable, quand de surcroît elle manie un sujet brûlant – les rouages déshumanisants du travail – et que, défi supplémentaire, elle n’a pour fondements stylistiques que des phrases minimalistes ?
La réponse, étonnante de maîtrise, on la lira dans ce roman aussi bref qu’ambitieux, qui plonge trois personnages dans un monde parallèle au nôtre, comme un reflet à peine grossi, savamment distordu. C’est le monde de l’entreprise, de l’« Usine » du titre – site industriel aussi imposant que flou, à commencer par ses activités, incertaines, sa raison sociale, innommée. Le mélange d’estompage du réel et d’ultra-précision, d’opacité et de lucidité quasi-clinique des fables kafkaïennes, est là. On n’ignore rien des gestes et des horaires de Yoshiko, une des employés préposés à la destruction des documents au sein de l’« espace déchiquetage », rien non plus de la vie de bureau – au sens presque biologique du terme : cloisonnement de l’espace, alimentation – d’un ex-ingénieur système, devenu travailleur intérimaire, recruté par l’ « Usine », et en charge de correction de textes. Mais les textes sont aberrants, le travail, de l’aveu d’une de ses collègues, « assez incompréhensible ». Et que dire de cet ex-universitaire dont les fonctions, coquettement rétribuées, consistent à inventorier les mousses qui croissent sur l’immense terrain de l’Usine – fonctions qui ont un lien très lâche, lui aussi incompréhensible, avec la végétalisation des toits ?
Comme dans toute fable, cet infléchissement du réel vers l’incongru et l’absurde a naturellement une portée critique. Inadéquation entre les aspirations ou la formation et les postes ; réduction des individus à des matricules ; réglage minutieusement calibré de l’espace et des mouvements ; travail privé de toute valeur existentielle ou spirituelle – et le tout baignant dans l’édulcorant de la bonhomie généralisée de cette grande famille qu’est, n’est-ce pas, l’entreprise.
Tout cela pourrait être évident, voire attendu, mais l’évidence est trompeuse, l’attente déjouée. Car la fable nous raconte, en filigrane, autre chose. Les corps des employés sont souvent grotesques, ou même usés par l’âge. D’étranges espèces animales – ragondins gris obèses, cormorans noirs d’encre – prolifèrent sur le site de l’« Usine ». Et les chapitres brouillent l’ordre chronologique, les brusques sauts dans le temps se multiplient. Tout ce qui relève du contrôle, (contrôle de la Nature, des corps, de la langue), est discrètement détraqué. Dès lors rien de « dystopique » ici, comme on aurait pu le croire hâtivement. Au contraire, suggère Hiroko Oyamada, l’« Usine », le lieu par excellence de l’emprise de l’homme sur le monde et sur lui-même, se désagrège de l’intérieur.
Hiroko Oyamada, L’Usine, traduit du japonais par Silvain Chupin, Christian Bourgois, 192 p., 18,50 €