Une farce new-yorkaise, joyeusement monstrueuse, pour se confronter au passé allemand ? Tel est le pari brillamment remporté par l’auteur de La Fabrique des salauds dans son nouveau roman.
New York, 1996. Sous les yeux de Jonas, étudiant allemand en ciné, la ville déploie un kaléidoscope décadent d’images hallucinées. Décrépitude, danger, la Big Apple est le théâtre d’une parade de créatures hybrides – la fantasque Nele a les appas d’une sirène –, monstrueuses – Jeremiah, qui héberge Jonas dans son appartement-cloaque, est une caricature obèse d’être humain… Seul le ton du journal de Jonas, dont on lit ici les pages semées d’aperçus drolatiques à l’emporte-pièce, acidifiées par un don souvent désopilant pour la satire, fait contrepoids à la prolifération des images entropiques ou infernales. Comment la capitale de la modernité occidentale peut-elle exhaler ces remugles de cadavre ?
Sans doute parce qu’elle est hantée par les fantômes bien mal en point des avant-gardes, les restes peu ragoûtants des gloires des modernités du XXe siècle. Les Beat, les hérauts de l’underground des seventies : souvenirs endeuillés des uns, déchéance des autres, Baiser ou faire des films est le roman des modernités d’hier, qui survivent, épuisées, ridicules, dans le présent. À commencer par Lila, le prof de cinéma allemand qui a envoyé Jonas à New York pour préparer le terrain et assurer la logistique – puisqu’une subvention d’une chaîne de télé permet à cette figure aujourd’hui déjetée du ciné des années soixante-dix et quatre-vingt d’envoyer quelques étudiants à NY. Objectif : « tourner des films d’avant-garde sur Eros et le désir ». Mais il y a loin du formidable décoinçage libidinal des seventies à l’Éros rabougri des nineties, témoin les aspirations de Jonas : « Anus, vulve, pénis, nichons, testicules, langue et sperme – tout ça, c’est trop médical ou trop porno pour moi. De toutes les parties du corps, le lobe d’oreille est celle que je trouve la plus intéressante d’un point de vue érotique. »
Mais ce film sur le sexe – ou son substitut auriculaire – n’est de toute façon qu’un cache-sexe, pardon, un dérivatif et un antidote pour Jonas. Car à New York, il y a aussi Paula. Une vieille dame, peintre, juive, qui s’est occupée du père de Jonas lorsqu’il était enfant, et qui a échappé, à Riga occupée par les nazis, à l’extermination grâce au grand-père de Jonas – non pas un résistant, celui-là, mais un dignitaire SS. Voilà le gouffre dans lequel Jonas refuse de plonger les yeux – les gouffres même : ce point noir dans sa généalogie, et aussi cette aporie éthique et humaine, ce SS qui sauve une Juive. Voilà la question de Jonas : comment renaître ? Peut-on échapper à la puissance délétère de fascination, comme fascine l’œil d’un serpent, du passé familial ? Comment trouver, cette fois sur le plan intime, sa propre modernité ? Toute l’intelligence de Chris Kraus consiste à nouer brillamment les interrogations de Jonas aux avant-gardes d’antan. Et à suggérer que, malgré leur usure, malgré leur métamorphose en caricatures d’elles-mêmes, ces dernières détiennent encore un pouvoir salvateur, celui d’Eros. Qui, tyrannique, brouillon, mais irrésistible, ouvrira la voie à l’avenir de Jonas.
Chris Kraus, Baiser ou faire des films, traduit de l’allemand par Rose Labourie, Belfond, 336 p., 22,50 €