Sensible et brutal, Monstres anglais est une plongée au cœur des ténèbres de l’Angleterre.
Il en est souvent des littératures comme des vins : elles portent l’empreinte de leur terroir. La route made in USA ne dévoile pas les mêmes panoramas que les chemins du picaro espagnol, le symbolisme brugeois a des langueurs brumeuses qui lui sont propres. Et il suffit de traverser la Manche pour que les singularités insulaires s’accusent : échelle anachronique des classes sociales, désuète mais écrasante, morgue et brutalité héritées de l’Empire, « vues » pittoresques du country side, folklore éducatif – le microcosme des pensionnats – qui broie autant qu’il façonne… Tout cela forme la matière des Monstres anglais de James Scudamore, le fond et la substance de l’histoire de Max qui, encore gamin, dans les années quatre-vingt, quitte l’ambiance édénique et truculente de la maison de ses grands-parents pour grossir les rangs d’une école chic, privée, et guère portée sur le progressisme pédagogique. Le parfum est anglais et alors que le temps se stratifie, que les souvenirs des années quatre-vingt remontent dix ans, vingt ans après dans la vie de Max, loser attachant, vivant dans une espèce de léthargie effarée, les bandes-son, les us, les rites et les événements so British, des pintes au pub à la manif de 2003 contre la guerre en Irak, ponctuent le roman. Mais Scudamore ne verse pas dans le particularisme exotique. Comme, récemment, un Patrick McGuinness, il voit plus loin que la carte postale. Là où se rejoignent le système éducatif, le roman d’apprentissage, et la question, si brûlante, de la divulgation ou du mutisme lorsque des enfants sont victimes de sévices aux mains de ceux qui ont charge de leur corps, de leur intellect et de leur âme. Là où il est question de savoir.
Un savoir noir. La première chose que Max et ses camarades, Simon, Luke, Ish, apprennent une fois dans les murs de leur école, c’est le Mal. La douleur physique – les châtiments corporels sont prodigués avec une libéralité sadique ; le mensonge et la dissimulation, qui deviennent une seconde habitude ; la peur, l’anesthésie du sentiment moral, l’accoutumance à la violence… Voici à quoi ressemblent les plus prometteurs rejetons de la vieille Albion. Mais le savoir est aussi postérieur, et c’est un dessillement : Max, des années après, apprend les jeux sexuels auxquels Crimble soumettait son condisciple Simon. Crimble, le seul prof que semblait habiter autre chose qu’une vocation contrariée d’adjudant-chef à la schlague facile, leur initiateur à la musique, aux arcanes de la haute littérature – mais il fait perversement jouer du T.S. Eliot à ses élèves, Meurtre dans la cathédrale, donnant à Simon le rôle de l’archevêque martyr… Alors, se demande Max, qui végète dans une petite vie déboussolée, faillites amoureuses, alcool, jobs de seconde zone, que faire de cette révélation ? Que dire, que faire, et que penser, à cette aune, de ses propres souvenirs, lorsqu’on n’a rien vu ? C’est la vieille question de l’arbre de la connaissance et du savoir interdit – celui auquel on n’aurait pas dû accéder…
James Scudamore, Monstres anglais, traduit de l’anglais par Carine Chichereau, La Croisée, 416 p., 22€