Chronique d’une rébellion désespérée contre les saccages environnementaux d’une compagnie pétrolière, le second roman d’Imbolo Mbue est tragique et urgent.
Des enfants meurent ; il pleut de l’acide ; trois hommes, mandatés par leur multinationale, viennent régulièrement de la métropole mentir aux habitants du village qu’ils empoisonnent.
« Nous aurions dû leur cracher au visage, les ensevelir sous des noms qui leur convenaient mieux – menteurs, barbares, crapules, scélérats. Nous aurions dû maudire leurs mères et leurs grands-mères, injurier leurs pères, prier pour que des malheurs indicibles s’abattent sur leurs enfants. »
Le mot Afrique
Choral et tragique, le deuxième roman d’Imbolo Mbue est situé à Kosawa, un village fictionnel que l’on imagine en Afrique même si, comme le souligne la romancière, née au Cameroun en 1981, « le mot Afrique n’apparaît pas une seule fois, et c’est à dessein. Je n’ai pas voulu représenter un pays en particulier- mais cet endroit est un assemblage qui emprunte des traits à plusieurs pays, entre autres à l’Afrique du Sud pour le mouvement anti-apartheid, et au Congo pour certains rites de passage… Je suis une panafricaniste, » dit-elle. Sa vivacité et son énergie éclaireraient le plus morne des rectangles de zoom.
Le roman est aussi un lien entre les facettes d’Imbolo Mbue qui vit à New York depuis plus de vingt ans mais dont l’enfance et l’adolescence camerounaises sont à la source de cette fable des damnés de la terre : « J’ai grandi dans une ville où il y avait du pétrole, donc la politique du pétrole m’intéresse et je me passionne depuis longtemps pour les questions de dégradation environnementale. Ici, je me suis souvenue de la lutte de Ken Saro-Wiwa contre Shell dans le delta du Niger, dans les années quatre-vingt-dix, condamné à la pendaison par le gouvernement. » Comme elle le le fait vivre dans le roman, les potentats locaux et les multinationales s’allient, aux dépens de la population. Le leader corrompu, appelé Son Excellence, porte « chapeau en peau de léopard incliné sur la droite » et rappelle d’autres sordides figures : « c’est une sorte d’assemblage de dictateurs avec évidemment Mobutu, mais aussi Mugabe, Kadhafi et nous avions le nôtre au Cameroun aussi » acquiesce-t-elle en riant. Pour écrire ce roman de lutte, elle a lu nombre de mémoires de combattants.
Révolutionnaires africains
« J’ai de l’admiration pour les révolutionnaires africains –quand on a été jeune en Afrique dans les années quatre-vingt-dix, c’est presque automatique. J’ai lu les mémoires de Mandela, Malcom X, Gandhi, Angela Davis, mais aussi de Reinaldo Arenas et ce qui m’intéressait était d’écrire ce qui se passe en coulisse, de souligner le coût que les luttes imposent. Ce qu’une certaine vision du futur implique de sacrifices pour le présent. » Et parmi les figures des lettres africaines et les récits de luttes contre la présence coloniale, plus qu’Achebe, c’est le kényan Ngugi wa Thiongʼo qui a inspiré Puissions-nous vivre longtemps. Même si les modalités du colonialisme ont changé, si le pétrole a remplacé la culture du caoutchouc, le pillage est similaire ; les multinationales ont remplacé les états étrangers comme puissance occupante.
Naïveté contre les sociétés pétrolières
Au début du roman, la population ne sait comment secouer ce joug. L’héroïne, Thulia, attend le retour de son père disparu avec deux autres habitants, alors qu’ils étaient partis demander des comptes aux pollueurs. Kosawa ne cesse d’enterrer ses enfants, ajoutant l’impuissance à la douleur. La révolte est déclenchée par Konga, le fou du village dont le stratagème pour confondre l’ennemi est d’une rare lucidité : « C’est une métaphore, en fait, dit Imbolo, il faut un certain degré de démence pour être capable d’amener le changement. C’est ce que raconte Barack Obama dans ses mémoires : jeune homme, il a rencontré des leaders des luttes civiques et c’est ce qu’ils lui ont dit, croire en des jours meilleurs est une folie. Il est impossible d’être normal et d’être révolutionnaire. »
Une fois la flamme allumée, les habitants se perdent par leur naïveté : ils s’imaginent que, en prenant en otage les cadres de la société pétrolière, ils les forceront à révéler le nom de dirigeants bien intentionnés que les habitants pourront ensuite aller voir pour leur réclamer des mesures de protection, imaginant que ces dirigeants ignorent les maux et la destruction infligés par leur industrie. Le kidnapping tourne mal, et une intervention de l’armée mate la rébellion dans le sang. Le seul recours pour les villageois avait été d’alerter un journaliste américain, qui par ses reportages a attiré l’attention du public sur le scandale et provoqué l’intervention d’une ONG. Celle-ci offre son soutien aux habitants et aux orphelins de Kosawa, et notamment à Thulia qui bénéficie d’une bourse d’étude pour continuer ses études outre-Atlantique. Persuadée que l’accès au savoir lui permettra, à elle et à sa communauté, d’en finir avec leur impuissance, Thulia s’envole ainsi vers les États-Unis et découvre que la population n’est pas maîtresse de son destin. « Ici aussi, les gouvernements ne bougent pas le petit doigt alors que des entreprises réduisent des gens en esclavage, » s’insurge-t-elle. Cette découverte de l’Amérique par Thulia à la fin des années quatre-vingt ressemble à bien des égards à celle d’Imbolo, dix ans plus tard : « il n’y a aucune façon d’imaginer, depuis l’étranger, l’étendue des injustices que vous voyez ici. Mais je ne suis pas devenue une activiste ou une révolutionnaire, comme Thulia. Malgré tous ses travers, la démocratie américaine demeure extraordinaire. »
L’une des ressemblances fortes entre son héroïne et l’écrivain, s’avère la passion de l’écriture de lettres, et la place de cette correspondance dans la vie de ces jeunes femmes loin des leurs : « J’aime les lettres, j’en ai écrit beaucoup pendant ces années où je ne suis pas retournée au Cameroun. Il n’y avait pas toutes les communications actuelles. Et les lettres me manquent, » sourit Imbolo, un peu nostalgique. Les longues missives de Thulia à sa famille, conclues par la même formule, « Je serai toujours l’une d’entre nous, » révèle la peur que d’autres la soupçonnent de trahison- ce à quoi Imbolo opine : « Il y a toujours ce doute que l’on sent chez ceux qui sont restés et qui croient que, en Amérique, on oublie là d’où l’on vient. » Thulia retournera auprès des siens pour mener son combat, jusqu’à son dernier souffle.
Si les questions d’environnement, la pollution infligée aux communautés les plus précaires, comme le scandale de l’eau de Flint dans le Michigan, semblent des plus actuelles, Imbolo a commencé il y a près de deux décennies à écrire sur le sujet. « J’ai commencé le livre en 2002 et j’y ai travaillé pendant dix-sept ans avec des interruptions. Je n’y ai pas touché pendant deux ans et l’ai repris en 2016, après la parution de mon premier roman ».
Lutte des classes et conditions des femmes
Ce roman, Voici venir les Rêveurs, paru en 2016, encensé par la critique et notamment par Oprah Winfrey, a propulsé Imbolo Mbué comme l’une des voix puissantes de sa génération. Ce récit de la crise financière de 2008, elle ne l’a pas écrit comme tant d’autres sous l’angle des privilégiés, de cadres des banques en faillite, comme chez Jay McInerney dans Les Jours Enfuis, mais sonde l’impact de cette crise sur leurs employés, à travers le portrait d’un couple d’immigrants camerounais, et interroge ainsi le rêve américain. À l’époque, Imbolo avait été témoin et victime de cet effondrement et avait perdu son emploi ; en autodidacte inspirée par Toni Morrison, elle s’était plongée dans l’écriture de ces destins croisés. Le succès lui a permis de retourner à son manuscrit de deux décennies.
« Mon premier livre était parcouru par les questions de classe – j’ai grandi dans une culture où ce qui était jugé important était la lutte des classes, mais je m’intéresse de plus en plus aux questions de femmes. J’ai pris conscience de cela il y a peu. Il m’a fallu du temps… Dans les premières versions de mon livre, le personnage principal était le père de Thulia. »
Le destin de cette héroïne rompt en effet avec les grands récits de libération : « Quand vous y réfléchissez, aucune des icônes des luttes africaines n’est une femme. Évidemment, il y avait Winnie Mandela mais elle a été reléguée au statut de « femme de » la plupart du temps, ce qui éclipse tout son travail. » Comme dans son premier roman, Imbolo Mbue invite à déplacer le regard vers nos angles morts. Comme le font les véritables romanciers, et les révolutionnaires.
Imbolo Mbue. Puissions-nous vivre longtemps, traduit de l’anglais ( Etats-Unis) par Catherine Gilbert. Belfond.432 pages, 23 €