Il y a des livres qui ont du nez. Ils ont cette intuition, que, des lecteurs, perdus, hagards, soucieux, inquiets, n’attendent qu’eux, pour trouver une boussole, ou au moins du réconfort. L’essai de Jean Birnbaum, Le courage de la nuance (Seuil) est de ceux-là. Incisif, serein, précis, d’une légèreté et d’une tolérance voltairienne, ce livre vous fera sentir moins seul. L’ouvrage de Jean Birnbaum, essayiste et directeur du Monde des Livres, part du constat que le débat, le dialogue intellectuel, s’est rompu. Constat que nous partageons hélas depuis un certain temps à Transfuge, tant le dogmatisme semble dominer dans la sphère artistique et culturelle. Nous ne sommes plus loin d’être absolument asphyxiés par une violente radicalité. Birnbaum explique dans son introduction comment il a cru à Twitter, comme une sorte d’agora où l’on pouvait dialoguer, échanger, douter de ses propres idées tant faire douter celui qui ne pense pas comme vous. Il a vite déchanté, la pensée complexe et dialectique étant la grande perdante de ce terrain de jeu, devenu terrain de guerre. Alors, à l’heure des slogans triomphants, des idéologies imbéciles, comment continuer à penser, comment poursuivre cette quête de vérité, toujours fragile, vacillante, à jamais sûre et certaine ? Jean Birnbaum répond par l’écriture de livres, « le plus sûr des refuges » pour la nuance. Cette nuance, poursuit-il, qui n’est pas faiblesse, contrairement à ce qu’assènent les radicaux, qui n’est pas non plus « abdication politique », reproche que faisait Sartre à Aron, mais qui est « bravoure » et « courage ».
Birnbaum, pour étayer ses propos, s’aide de quelques auteurs qu’on imagine de chevet, tels Albert Camus, Georges Bernanos, Hannah Arendt. Ces écrivains, ces intellectuels d’horizon différents, partagent le goût de la pensée solitaire, fébrile, tâtonnante, dissidente. Birnbaum cite une célèbre conférence tenue à Athènes par Camus en 1955. Il y rappelait ce qu’est le coeur de la civilisation européenne : « La civilisation européenne est d’abord une civilisation pluraliste (…) La dialectique vivante en Europe est celle qui n’aboutit pas à une sorte d’idéologie à la fois totalitaire et orthodoxe. Ce pluralisme qui a toujours été le fondement de la notion de liberté européenne me semble l’apport le plus important de notre civilisation ». À propos de la difficulté à dialoguer, Camus nous rappelle Birnbaum, est d’une acuité impressionnante, et fait écho à notre époque où les réseaux sociaux empêchent sinon détruisent toutes possibilités d’échanges justes, féconds, équilibrés : « Quel est le mécanisme de la polémique ? Elle consiste à considérer l’adversaire comme un ennemi, à le simplifier par conséquent et à refuser de le voir. Celui que j’insulte, je ne connais plus la couleur de son regard, ni s’il lui arrive de sourire et de quelle manière. Devenus aux trois quarts aveugles par la grâce de la polémique, nous ne vivons plus parmi des hommes, mais dans un monde de silhouettes. » Dernière citation de Camus, qui évoque pour nous le militantisme fou qui s’est emparé de bien trop d’esprits d’aujourd’hui : « Nous étouffons parmi les gens qui pensent avoir absolument raison. » Que ces esprits égarés aient un tant soit peu l’esprit talmudique ou socratique : pas de vérité absolue, mais une vérité qui toujours échappe, à l’infini.
Le choix de Bernanos est plus surprenant, car nous savons que l’écrivain de génie eut des périodes dogmatiques, radicales, en un mot, antisémites. Il n’en reste pas moins qu’intelligemment, Birnbaum fait la part des choses. L’auteur du Journal d’un curé de campagne intéresse l’essayiste dans la mesure où celui-ci a été ce dissident au nom d’une évoluante vérité qui a rompu systématiquement avec ses engagements successifs : rupture avec le Maurrassisme, rupture avec une Église qu’il vilipende, choix de de Gaulle contre Vichy malgré son antidémocratisme, admiration pour les combattants du Ghetto de Varsovie malgré son antisémitisme. Au nom de la nuance, il a pensé seul, souvent contre les siens, contre ses propres convictions, avec toujours en détestation toute forme de militantisme, aveugle, cynique, haineux, où la propagande prend lieu et place de la pensée.
Le chapitre sur Hannah Arendt n’est pas moins intéressant. Birnbaum rappelle le goût très prononcé qu’elle avait pour l’amitié : « C’est seulement parce que je peux parler avec les autres que je peux également parler avec moi-même, c’est-à-dire penser. » Il revient aussi sur la notion si commentée de « banalité du mal », en citant cette phrase signifiante : Eichmann est « incapable de prononcer une seule phrase qui ne fut pas un cliché ». Oui, le mal, c’est le cliché, c’est le stéréotype, c’est le préjugé, définition même de la bêtise selon Flaubert. À l’heure du slogan, de la banderole triomphante, la bêtise règne, qui crée chez ceux qui apprécient la nuance, l’art, un sacré malaise. Et cet essai est comme un écho à ce que nous dit Gérard Garouste sur notre couverture : « La vérité, ça se discute ».