Avec La Soustraction, la Chilienne Alia Trabucco Zeran signe un superbe roman, fiévreux et mélancolique, sur les répercussions de l’Histoire.
Que fait le passé quand il ne passe pas, sinon s’entasser ? Sinon maçonner les murailles de la mémoire pour ériger un écrasant mausolée ? C’est cette inhumation, ô combien mélancolique, des vivants tout vifs dans l’Histoire faussement révolue que décrit, rejoue, et tente de conjurer le premier roman de la Chilienne Alia Trabucco Zeran. Ces enterrés vivants ne sont pas ceux qui ont vécu l’Histoire aux premières loges, mais les autres, simples spectateurs laissés sur la touche, trop jeunes pour avoir été au centre de l’action : la génération d’après, celle qui a assisté à hauteur d’enfant à la proclamation des résultats du référendum du 5 octobre 1988, qui a entendu au milieu des commentaires des adultes le « non » adressé par le pays à Pinochet. Iquela, Felipe et Paloma sont les dépositaires des combats de leurs parents.
Littéralement, car c’est bien un dépôt sous lequel chancelle Iquela : les mots de sa mère lorsqu’elle raconte les années de lutte « pès[ent] des tonnes », ils s’imposent à Iquela : « tu verras que sans même t’en rendre compte, tu raconteras mes histoires à tes enfants. Parce que ce seront mes histoires, a-t-elle souligné ». Tombeau de phrases, et si Iquela est traductrice, c’est parce que les autres langues sont des échappées, et si les chapitres où elle prend la parole, en alternance avec ceux où Felipe raconte, sont troués de parenthèses, c’est pour ménager de microfissures. Chez Felipe, l’ensevelissement est aussi verbal – longues phrases ininterrompues, au bord de l’asphyxie, de ses chapitres – mais surtout arithmétique. Il voit des morts partout, une marée de morts qui gonfle, et qu’il tente obsessionnellement de compter, pour répondre à la lancinante question, celle que les meurtres du régime de Pinochet ont laissée monstrueusement ouverte : « comment on fait pour équilibrer le nombre de morts et le nombre de tombes, dans l’histoire ? Comment faire coïncider les squelettes et les listes ? » Superbes pages d’errances psychiques et physiques dans Santiago. Enfin, voilà donc Paloma, fille de compagnons de lutte des parents d’Iquela et Felipe, mais ayant, eux, choisi l’émigration en Europe, où Ingrid, la mère de la jeune femme, est morte. Il s’agit d’assurer à Ingrid des funérailles au Chili. Paloma est bien arrivée à Santiago, mais le cercueil de sa mère, lui, a atterri ailleurs. Une éruption et une pluie de cendres ont contraint l’avion qui le transportait à se poser en Argentine.C’est le Chili tout entier qui semble alors plongé dans les ténèbres du caveau : « J’ai fait remarquer, dit à un moment Iquela, comme le ciel était opaque, les champs ensevelis sous la poussière, la texture du vent désormais visible (un linceul gris sur Santiago). » Et dans cette ambiance de veillée mortuaire cosmique, le trio s’embarque dans un corbillard, direction l’Argentine, pour retrouver le cercueil de la mère de Palomita. Un voyage lazaréen, puisque son enjeu véritable, par la sexualité, par les paradis artificiels, consiste d’abord à tenter de sortir du tombeau. A revivre.
Alia Trabucco Zeran, La Soustraction, traduit de l’espagnol (Chili) par Alexandra Carrasco, Actes Sud, 208 p., 21 €