Avec Red pill, Hari Kunzru réfléchit avec brio sur la possibilité d’être un individu dans un monde où repères et certitudes se dissolvent.
Au début de notre histoire, les choses se goupillent plutôt bien pour son protagoniste, un écrivain américain. Récipiendaire d’une bourse prestigieuse, il est invité – tous frais payés – dans une belle demeure de la banlieue de Berlin. Là, à Wannsee, près de la tombe de Kleist, il pourra en toute quiétude se consacrer à un travail sur « le moi lyrique » chez les poètes romantiques allemands, travail dans lequel il voit « un élément clé pour répondre aux interrogations plus vastes et plus pressantes de (son) existence. ». Cela fait presque envie, non ? Mais voilà, sitôt arrivé sur les rives du grand lac, un malaise tenace commence à le gagner : les règles à suivre pour séjourner dans l’institution artistique s’avèrent contraignantes, notamment certaines exigences de transparence. D’autant que notre protagoniste découvre que le Centre Deuter abrite un bunker datant de la Seconde Guerre mondiale. Sans oublier que, comme chacun le sait, la conférence de Wannsee est restée tristement célèbre pour avoir, en 1942, entériné la Solution finale.
Mais surtout, tous ces éléments anxiogènes éveillent et attisent, chez le personnage, un effroi abyssal : et si le « moi lyrique » n’existait pas ? Et s’il existait certes « des impressions, des expériences », si certes « un sujet était attaché à celles-ci » mais qu’il n’y avait « aucune unité, aucune preuve, que ce moi fut présent de manière signifiante ? ». Et cela dans un monde contemporain – le nôtre – où l’identité individuelle, de plus en plus envahie par toutes sortes d’opérations informatiques, décomposée en algorithmes, est déterminée par une cascade de stimuli numériques. Eh bien, selon le narrateur, « mes luxueux fleurons mentaux, ma sensibilité, mon intelligence, mon goût, tout tomberait en poussière. Et il en serait de même pour chacun d’entre nous. (…). Après, ne resterait que la fonction. ».
A cette angoisse se mêle le sentiment, de plus en plus marqué et intrusif chez le narrateur, que se répand largement de nos jours une vision du monde d’extrême droite (le roman s’achève d’ailleurs avec l’élection de Trump). Est-ce à dire que le personnage devient paranoïaque et qu’il perd la boule ? C’est, bien évidemment, plus compliqué que cela, tout l’art narratif d’Hari Kunzru consistant à nous faire ressentir cette complexité. L’écrivain britannique trouve un équilibre entre le thriller paranoïaque à la Matrix (la pilule rouge du titre permet dans le film des sœurs Wachowski de découvrir la vérité qui se cache derrière les apparences trompeuses, mais réglées, de notre monde ) et le postromantisme, entre la dystopie complotiste et l’écriture du désastre. On finit le roman pantelant, pris de vertige devant l’indécidabilité des choses.
Red pill, Hari Kunzru, traduit de l’anglais ( Etats-Unis) par Elisabeth Peellaert, Christian Bourgois Éditeur, 364 p., 23 €