Le coffret Les années Kanoon permet de découvrir les tout premiers films d’Abbas Kiarostami. On y découvre comment l’immense iranien y élabora son éthique du regard, si juste et si poétique à la fois.
Presque cinq années se sont écoulées depuis qu’Abbas Kiarostami s’en est allé. Tandis que le Centre Pompidou lui prépare une rétrospective, deux coffrets ont été édités : si le premier célèbre la trilogie de Koker bien connue des cinéphiles du monde entier, le second s’attarde sur le travail du réalisateur iranien au sein de l’Institut pour le développement intellectuel des enfants et des jeunes adultes, le Kanoon, créé à l’initiative de Farah Pahlavi, épouse du dernier Shah d’Iran.
Films éducatifs, documentaires de recherche, courts métrages d’apprentissage : la multiplicité des formes et la richesse des dispositifs permettent de suivre, pas à pas, le regard curieux et la pensée jamais figée d’un cinéaste lui aussi en formation. Dépassant leur statut d’outils pédagogiques, les films de la période Kanoon donnent ainsi à voir une enfance de l’art cinématographique, émouvante par sa simplicité, ses tâtonnements, ses audaces et sa justesse intellectuelle. C’est donc bien souvent par le jeu que s’ouvre et se structure le récit, comme dans Le Pain et la rue (1970) : dans un très beau noir et blanc évoquant le néoréalisme italien, un petit garçon, morceau de pain sous le bras, déambule dans les rues de son village en recréant un match de football imaginaire, avant de voir son élan contrarié par un chien. C’est encore le football qui lance à l’aventure le jeune héros du Passager (1974), obsédé à l’idée d’assister à un match à Téhéran. L’enfant cherche toujours le chemin de traverse, incarnant une poétique de l’aventure menacée par les devoirs du soir, par la nécessité de l’éducation, par le monde imposant des adultes, à l’image de cette route encombrée par le passage infini des automobilistes interdisant au héros le retour chez soi dans Récréation (1972). Ces instants fugaces et passagers, quelque part entre le foyer et l’école, cristallise un âge primitif où tout évènement devient un moyen d’appréhender le monde et de se construire : amadoué par un bout de pain, le chien devient ainsi un compagnon fidèle, calant ses foulées sur la marche de l’enfant. La caméra de Kiarostami ne fait pas autre chose ; main dans la main avec ses interlocuteurs favoris, ces enfants tantôt timides et tendres, tantôt rebelles et agités, elle cherche avec eux la meilleure façon d’apprendre et d’affronter un réel bien indifférent à leurs soucis et à leurs peines.
Tel Picasso pour qui il fallut « toute une vie pour apprendre à dessiner comme un enfant », les films de cette édition enregistrent donc deux apprentissages simultanés : celui des enfants, dans leur éducation scolaire et leurs expérimentations morales, et celui du cinéaste apprenant à filmer, et donc à voir, avec les yeux de l’enfance. Quand les deux apprentissages coïncident parfaitement, cela donne la fabuleuse scène du Passager où Qassem, afin de financer son trajet pour le stade, fait semblant de photographier des enfants crédules. La succession des « faux » portraits qu’il réalise devient la matière même du film, qui oublie un temps la fiction pour regarder avec attention chacun des enfants qui passe devant l’objectif. Se forge alors chez le cinéaste, comme chez son spectateur complice, une éthique du regard, où l’empathie, la poésie et la recherche de l’altérité sont les valeurs essentielles qui feront, plus tard, toute la beauté de la trilogie de Koker, mais aussi de Close-Up(1990) ou du Goût de la cerise (1997).
En ce sens, le très particulier Cas n°1, cas n°2 (1979) est peut-être l’aboutissement de la période Kanoon de Kiarostami. Le dispositif s’amuse à rejouer une scène de classe, qui sera commentée par un ensemble de personnalités politiques, religieuses ou intellectuelles de l’Iran, offrant un espace de parole et un manuel de film politique assez exceptionnel, quasiment inédit dans l’histoire du documentaire. Sous sa forme ludique et dialectique, héritée de Deux solutions pour un problème, cette étude de cas fait le lien manifeste entre le monde de l’enfance et le monde des adultes : l’école y fait figure de monde en soi et les actes des élèves esquissent le début d’un questionnement sur notre rapport aux autres, à l’ordre collectif et à une éventuelle désobéissance.
C’est parce que les enfants constituent une sorte de société secrète et parallèle à celle des adultes que son dévoilement progressif constitue un événement cinématographique rare et un document unique sur la société iranienne dans son ensemble. En filmant les forces vives de la jeunesse, Kiarostami se tient aux côtés de ceux qui font ce pas de côté, qui ne restent pas exactement à leur place ou à la bonne distance. L’attroupement joyeux des petites filles du Chœur (1982), suppliant le grand-père de ne pas rester sourd à leur appel, comme l’émouvante récitation d’un poème religieux qui conclut les Devoirs du soir (1989), rappelle combien ces instants d’innocence et de poésie, propres à l’enfance, sont fragiles et uniques, et combien aussi hélas le regard peut s’en déshabituer.
Les années Kanoon : 5 longs métrages et 13 courts métrages d’Abbas Kiarostami, Edition collector limitée Blu-ray DVD, Potemkine Films